Souvenirs d’été

Michel Stevaert

     Les vacances c’était en août, quand les hauts-fourneaux étaient éteints une fois l’an. Nous montions dans la « deuche » vers quatre heures et demie, direction Bruxelles puis, via les boulevards extérieurs, l’autoroute dite de la Mer, avant qu’elle ne soit trop chargée. Nous débarquions au Torenhof (*) alors que les résidents sortaient du petit déjeuner. Bien sûr, nous devrions attendre nos clés d’appartement pendant des heures, mais nous étions à pied d’œuvre, retrouvant nos amis du Borinage et d’ailleurs et prêts à profiter au maximum de cette quinzaine arrachée au train-train quotidien.

Le Centre appartenait aux Jeunesses ouvrières, une succursale du Parti Socialiste belge même si l’on ne pouvait le deviner qu’aux deux drapeaux rouges hissés l’un sur le mini-golf, l’autre sur le tea-room. Deux mille parents et enfants venus de toute la Flandre et de Wallonie cohabitaient dans cet immense domaine verdoyant, situé à une demi-heure à pied d’une vraie plage, bordée d’un cordon dunaire, sans digue. Les repas étaient pris dans de grandes salles et, afin de rassasier des travailleurs habitués à travailler dur et manger en conséquence, étaient basés sur un « tout à volonté », à l’exception de la viande et encore même pas le dimanche : jour des carbonnades flamandes. C’était très convivial et très bon. Le service était assuré par des jeunes filles du coin, dont j’apprendrais plus tard qu’elles étaient des étudiantes saisonnières, avec un rythme assez soutenu et le contenu des assiettes convenant bien aux enfants. Le Centre entier était fait pour eux : plaine de jeux, espaces verts fermés ou séparés des parkings par des haies infranchissables, piscine couverte, mais les adolescents et les adultes n’étaient pas en reste entre cinéma et immense salle de bal, avec un orchestre tous les soirs et qui était le seul endroit où l’on pouvait s’offrir des frites, car il aurait été impossible pour les cuisines collectives d’en servir à autant de monde à midi ; mais encore bowling, bars et un kiosque de tabacs et journaux.

L’on ne s’ennuyait jamais. Quand il faisait beau, c’était plage ou marché (à Bredene ou à Coq sur/mer) le matin, petite excursion l’après-midi. Depuis que nous disposions d’une auto, nous poussions plus loin jusqu’à Blankenberge et les glaces ou les gaufres de Bruxelles de son incontournable Pingouin ou même une journée entière à Meli Park, à la frontière française, la cuisine nous fournissant un en-cas pour dîner. Par temps chagrin, c’était repos, lecture, jeux de société et tout de même balades, car l’avantage de la Mer du Nord c’est qu’à la moindre éclaircie, le vent assèche tout en un temps record.

Je continuai à y passer mes vacances après le décès de mon père, presque chaque année et ce, jusqu’en 1979. Mais le temps des vacances sociales était révolu. Le Centre avait eu beau inaugurer deux nouveaux immeubles en forme de pyramide, avec ascenseurs et chauffage et ne plus limiter la saison aux mois de juin à septembre, le vent tournait. Déjà des parvenus boudaient le Centre parce qu’ils avaient les moyens de se payer l’hôtel (où les enfants s’ennuyaient ferme) ou désiraient voir d’autres pays avec le soleil garanti. Mais surtout les touristes ne se contentaient plus du confort spartiate, sans télévision ni eau potable. Le (vieux) Centre a fermé ses portes à l’aube du XXIe siècle, celui de l’individualisme, « valeur » opposée à celles qu’il était censé défendre. Les dernières images sur Google font mal au cœur : non seulement il ne reste presque plus rien des bâtiments, mais tous les champs poldériens qui l’entouraient ont été colonisés par des zones résidentielles.

Il vaut mieux que j’en reste à mes souvenirs et à la conviction d’avoir eu l’inestimable chance de passer des vacances à la mer dans un lieu de rêve pour un enfant.

 (*) Le Torenhof-Blekkaard était situé sur la commune de Klemskerke, près du hameau du Vosseslag, à une dizaine de kilomètres à l’ouest d’Ostende.

 Note : sur les photos, l’auteur avec son père et des amis du Borinage, au début des années « 60.