Être français
Jacques Lucchesi
Qu’est-ce qu’être français ? La question a fait couler beaucoup d’encre — et pas mal de sang, aussi — dans ce pays. Les constituants de l’an II en faisaient d’abord une question déclarative : était français celui qui adhérait pleinement aux valeurs républicaines, avec les obligations que cela entraînait. C’est ainsi que l’anglo-américain Thomas Paine (1737-1809), enthousiasmé par les idéaux révolutionnaires, sera même élu député en 1792 avant de connaître lui aussi la prison sous la Terreur un an après. Près d’un siècle plus tard, Ernest Renan (1823-1892) posera les bases de la francité dans sa célèbre conférence à la Sorbonne, Qu’est-ce qu’une nation ? S’opposant au droit du sang germanique, il la définissait par la volonté de vivre ensemble sur le sol commun et de perpétuer l’héritage du passé. Bon gré mal gré, sa conception continue d’irriguer notre droit républicain, malgré bien des propositions pour restreindre l’accès à la citoyenneté française ces récentes années notamment sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
Si un Français de naissance oublie facilement toutes ces notions lorsqu’il vit dans les limites du territoire national, c’est différent lorsqu’il se trouve à l’étranger. Rien de tel que d’être momentanément décentré pour prendre conscience de son identité profonde. L’anecdote qui suit vaut sans doute plus qu’une longue dissertation sur ce sujet.
En août 2008, je m’offris quelques jours de vacances à Berlin, mû par le désir de découvrir cette capitale allemande maintes fois marquée par l’Histoire. Je partis seul, ne comptant que sur mon anglais de voyage pour me faire comprendre dans ce pays dont je ne parle pas la langue (même si je savais que beaucoup d’Allemands sont francophones). Dès l’arrivée à l’aéroport de Berlin-Tegel, le dépaysement linguistique me fut total, mais je parvins néanmoins à trouver la navette pour rejoindre l’hôtel, près du Kurfurstendamm, où j’avais réservé une chambre. Là je n’eus pas trop de mal à m’identifier auprès de la réception et, une fois installé, je repartis, les bras légers, à la découverte de la ville.
Que ce soit en France ou à fortiori dans un pays étranger, un voyageur avisé n’a qu’une chose à faire sitôt qu’il se retrouve lâché dans une ville inconnue : trouver rapidement un office du tourisme et un plan détaillé des grands sites urbains. C’est la condition sine qua non pour élaborer un séjour instructif et agréable. Par chance l’office de tourisme berlinois n’était pas très loin de mon hôtel et je m’insérais rapidement dans une file d’attente. Tandis que je patientais, j’observais dans la file, juste à côté, une famille d’Asiatiques. L’homme et la femme étaient petits, très bruns et, bien qu’ils devaient avoir environ quarante ans, ils avaient deux enfants en bas âge. Quand leur tour arriva et que l’hôtesse s’adressa à eux, l’homme s’exprima spontanément… en français. À quoi l’hôtesse, qui était polyglotte, lui répondit dans notre langue. Des Français ! Et dire que je les avais pris pour des Chinois ou des Vietnamiens en voyage. Un sentiment d’allégresse monta en moi avec un soudain désir de parole. Du coup, je l’interpellai amicalement :
« À ce que j’entends il n’y a pas que moi qui suis français ici. Vous venez d’où ? »
« De Nantes. »
« Et moi de Marseille. »
« Bon séjour à Berlin. »
« Bon séjour pour vous aussi. »
Ces quelques mots, pourtant on ne peut plus banals, ne me firent pas seulement du bien ce jour-là. En un éclair ils me révélèrent qu’une langue communément parlée est le véritable lien entre des êtres à priori très dissemblables. Que c’est elle qui les assigne à une nationalité et qu’elle transcende toutes les différences individuelles, qu’elles soient d’ordre culturel ou génétique.
Internet
© Photo CNews