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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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11 octobre 2023

Le dortoir

 

Anne-Marie Krebs

J’extrais ce passage du récit de mon enfance déposé à l’APA en 2020 : Une enfance au soleil. Nous vivions avec ma famille dans un bled, le Had ouled fredj, à une cinquantaine de kilomètres de Mazagan (El Jadida aujourd’hui) où j’étais en pension depuis déjà 2 ans, dans une école privée catholique dont la directrice, que nous appelions Mademoiselle, extrêmement rigide et sévère, nous terrorisait. J’avais 9 ans et j’abordais le CM1. Ma sœur cadette Emmanuelle entrait en CE1 c’était sa première année en pension, elle avait 6 ans et demi.

Nous dormions dans un grand dortoir, tout en longueur, partagé en box par des cloisons de bois, fermés par de simples rideaux.

***************************************************************************

logo_sexualite           Emmanuelle déclencha un drame qui devait ébranler tout le pensionnat et même toute l’école. Marianne, un « cas social » avait été admise à l’école par charité, elle n’avait pas de père et ne rentrait qu’aux vacances chez sa mère alcoolique et un peu prostituée qui tenait un café à Boulaouane, un peu retardée intellectuellement, mais déjà travaillée par sa libido, elle se livrait devant certaines d’entre nous à des actes de masturbation. En principe, au dortoir, nous n’avions pas le droit d’aller dans les box les unes des autres, mais cela arrivait parfois et la surveillante fermait les yeux quand ça ne durait pas et que nous avions un prétexte, comme d’aller emprunter un objet quelconque.

Depuis quelque temps certaines pensionnaires parlaient des gestes « mal élevés » de Marianne : elle relevait sa chemise de nuit, se touchait entre les jambes, etc. Nous étions très choquées de ces manières, et en parlions entre nous, en la blâmant. Bien entendu, personne n’aurait eu l’idée d’en parler à la surveillante ou aux institutrices : aussi scandalisées que nous soyons, nous comprenions que ces choses devaient rester en dehors des adultes. Personnellement je n’étais jamais allée dans son box, mais un jour, dans la cour, autour du bac à sable où nous étions assises, je l’avais vue dans une posture gênante devant des élèves plus jeunes et je m’étais éloignée.

Or ma sœur en parla à notre mère, qui me posa des questions, je reconnus que j’avais entendu parler de cela et que même, une fois, j’avais vu Marianne, « faire ces choses au bac à sable devant des petits ».

Un soir de la semaine suivante, alors que nous allions nous coucher, Mademoiselle entra à grand fracas dans le dortoir. Elle convoqua les pensionnaires dans sa chambre, les unes après les autres, les plus jeunes d’abord, Marianne, elle, devait la suivre immédiatement. Nous étions toutes terrorisées. Je voyais les pensionnaires revenir en larmes en me regardant avec ressentiment et très vite je compris de quoi il s’agissait : ma mère venait de téléphoner pour raconter à la directrice ce que nous lui avions dit à propos de Marianne. Je me sentais très mal, j’avais dénoncé mes camarades, elles m’en voulaient : mes jambes tremblaient, mon estomac se nouait, j’avais la nausée, comme chaque fois que je devais affronter la colère de Mademoiselle… Je passai la dernière, Antoinette venait nous chercher et nous accompagnait dans la chambre de la directrice ; dans la pénombre, devant la porte, je vis celle-ci gifler à tour de bras Marianne qui sanglotait et criait à chaque gifle. Je pensais que le même traitement m’attendait. Les deux institutrices étaient en robe de chambre, elles s’assirent côte à côte sur le lit et Mademoiselle commença son interrogatoire : qui avait parlé la première à notre mère de cette histoire ? Je répondis que c’était Emmanuelle. Ensuite ; depuis quand et comment j’étais au courant ? Je répondis qu’on en parlait entre nous depuis quelque temps… Pourquoi n’en avions-nous pas parlé à la surveillante ou à elles-mêmes ? Ne sachant que répondre, je me mordais les lèvres, prise en faute. « Et vous saviez que c’est défendu d’aller dans les box les unes des autres ? » et là, étourdiment, je dis que je n’étais jamais allée chez Marianne. « Et comment tu l’as vue, alors ? » « Je ne l’ai pas vue… », « Ta mère prétend que tu l’as vue », je répétais que je n’avais jamais vu Marianne dans sa chambre se livrer à ces gestes. Alors Mademoiselle se leva : « Eh bien nous allons appeler ta mère et on verra si c’est toi ou elle qui ment ! » Soudain, affolée, j’ai réalisé que si je répétais ici que j’avais vu Mariane faire cela en public, elle serait encore plus frappée et punie. J’avouai alors : « Ah oui, c’est vrai, je l’ai vue »… « Pourquoi es-tu allée dans son box ? » j’inventai vite : « Pour lui demander sa brosse ». Les coups pleuvaient sur mes fesses, mais pas sur mes joues, traitement réservé à Marianne. Malgré tout, comme je n’avais qu’un mince pyjama, je commençais à ressentir les brûlures, j’avais aussi un frisson bizarre dans le bas ventre, quelque chose d’assez trouble… J’étais considérée comme la plus coupable : d’abord parce que j’en avais parlé à ma mère et ensuite parce que j’avais « essayé de mentir ». En sortant de la chambre, je passai devant Marianne et baissai les yeux devant son regard. Mademoiselle recommença à la gifler avec fureur.

J’allai me coucher en pleurant, je restai longtemps secouée par les sanglots.

Le lendemain nous apprîmes que les pensionnaires impliquées seraient privées toute la semaine de récréation et qu’elles passeraient tout leur temps libre, debout, tournées vers un mur aux quatre coins de la cour. Marianne, elle, devait rester à genoux devant la chapelle.

Outre la frustration de ne pouvoir jouer avec les autres, je ressentis une grande honte par rapport aux externes et demi-pensionnaires avec lesquelles nous ne pouvions pas communiquer, car même au réfectoire, nous étions isolées toutes à la même table, avec interdiction de parler. Mademoiselle leva les punitions de certaines, les plus jeunes d’abord, avant la fin de la semaine. Seules Marianne et moi accomplîmes la totalité de la punition.

Cette histoire marqua durablement l’ambiance du pensionnat. Celles qui avaient été punies par notre faute, nous en voulurent beaucoup et nous rejetèrent pendant quelque temps. Et puis, cela fut peu à peu oublié, d’autant plus que ni les prêtres, ni Mme Létang, l’institutrice du Cours élémentaire, ni la surveillante ne voulurent entendre parler de cette histoire, nous sentions toutes que ces personnes n’étaient pas d’accord avec l’attitude d’Émilie.

Bien entendu rien ne fut expliqué, nous restions avec nos interrogations et nous n’évoquions plus ce sujet entre nous. Cela ne fit que renforcer notre malaise par rapport à tout ce qui concernait la sexualité. Marianne apparut comme une pauvre fille dépravée, voire malade. J’entendis mes parents en parler à mots couverts avec l’abbé. On disait que chez sa mère qui tenait un café fréquenté essentiellement par des « Arabes », « elle devait en voir de belles ! ».

Je suis restée marquée par cet événement dont je n’ai plus reparlé pendant de nombreuses années. Emmanuelle, si jeune à l’époque, m’a dit plus tard qu’elle n’avait rien compris à ce qui s’était passé.

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