Une institutrice
Hélène Millien
On les appelait « instituteurs », « institutrices » en cette époque bouleversée aux mutations galopantes, nos « professeurs des écoles » ont sans doute bien de multiples raisons de s’insurger contre les difficultés qui s’abattent sur leur profession. Et cette appellation qui se voulait honorifique ne peut à elle seule les satisfaire.
Si le blog de l’APA, Grains de sel veut bien m’offrir ses lignes, je veux ici rendre hommage à ma directrice d’école primaire, dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, mademoiselle Gisèle Pascal. Je contemple une photo scolaire de l’année 1947. École des filles de Boissy-Saint-Léger, classe à trois niveaux : CM2, fin d’études 1re année, fin d’études 2e année. Une silhouette se glisse, un léger sourire aux lèvres, debout, deuxième à gauche sur le cliché. Vous, chère mademoiselle Pascal. Le regard voilé par vos lunettes, on pourrait presque vous prendre pour une de vos élèves. Et je les contemple ces enfants d’après-guerre. Des enfants ? Quelques sourires évoquent encore l’enfance, mais combien de ces silhouettes-là aux poitrines déjà lourdes, aux regards durcis, fixes, évoquent davantage des femmes arrachées trop tôt à une enfance avortée. C’est à toutes ces vies douloureuses que vous, la demoiselle célibataire vivant seule avec un chat et une mère à l’esprit dérangé, que vous vous consacriez sans relâche, en dehors des horaires scolaires, matin et soir, afin que « vos filles » ne partent pas dans la vie sans le fameux sésame, le Certificat d’Études primaires. Certaines avaient 15, 16 ans, voire plus ? Qu’importe ! L’enseignement était votre apostolat.
Je voudrais éviter de parler de moi dans ces lignes que j’ai l’intention de vous dédier, chère mademoiselle Pascal, mais je vous dois tant qu’il m’est difficile de m’occulter totalement.
En évoquant l’esprit dérangé de votre mère, il me revient une vision surréaliste de cette pauvre femme évoluant sans aucune difficulté apparente sur le faîte d’un mur, peu élevé il est vrai, qui longeait les fenêtres de notre c lasse. Elle avançait, tel un chat avec la démarche souple des félins, à quatre pattes, plongée dans un abîme intérieur qui était le sien. Vous sortiez précipitamment de la classe (alors que nous dissimulions péniblement nos rires) pour essayer d’arracher votre mère à cette périlleuse position, en la déstabilisant le moins possible au sortir de son délire.
Cette douloureuse épreuve se renouvelait à diverses reprises sans que rien ne puisse le laisser prévoir. Pour revenir à moi, je jouissais au sein de la classe d’une position que je pourrais qualifier de privilégiée. Je lui avais présenté, lors d’un exercice de rédaction libre, La complainte du balai inspirée par les coups ravageurs assénés par ma mère à ce malheureux balai qui rencontrait brutalement murs et autres objets sur son passage et, également évoqué dans les « Soliloques de Miquette », ma chatte ronronnante, mi-rêveuse mi-éveillée, perchée sur son coin de buffet. Votre admiration était manifeste, mais je ne m’y attendais pas. Mon milieu familial ne m’avait pas habituée à de telles réactions. Cette manière d’écrire était plutôt considérée comme une anomalie dans mon comportement. Mais, conséquence que vous n’aviez sans doute pas prévue, ma reconnaissance se manifestait trop souvent par une attitude de sale gamine gâtée qui, gonflée d’une importance inespérée, multipliait les pitreries, voire même les insolences, repoussant toujours les limites pour voir sans doute jusqu’où pouvait aller une telle admiration.
Il me revient une anecdote dont je suis loin d’être fière. Je m’étais permis d’écrire une chanson sur l’air de La vie en rose d’Édith Piaf, décrivant en des termes que je n’évoquerai pas certaines de vos bizarreries. Cette chanson avait circulé parmi les élèves et, catastrophe, alors que nous sortions comme chaque soir, en rang par deux, devant la porte d’entrée de l’école, en vous saluant, deux stupides gamines, les dernières de la classe de CM2 s’étaient mises à vous la claironner en guise de bonsoir ! Oui, catastrophe, vraiment. Première réaction de votre part : « C’est toi qui as écrit cette chanson, il n’y a que toi qui sois capable de le faire. » Et réponse immuable du visage d’ange qui n’en était pas un (fidèle à ma photo du premier rang, fillette souriante assise sagement, ne révélant aucun drame caché). « Ce n’est pas moi, mademoiselle. » De guerre lasse, vous avez exclu de l’école pour deux jours, les deux petites imbéciles, ce qui ne les avait certainement pas beaucoup perturbées.
Je m’étonne encore de cette aura qui semblait m’entourer, car personne ne m’a jamais dénoncée. Peut-être parce que ma position de petite « privilégiée » était un rempart contre toute dénonciation.
Mais là où votre indulgence à mon égard avait des limites et ne me distinguait plus des autres élèves, c’était devant mon attitude réfractaire à réaliser ces abominables divisions aux dividendes et diviseurs à virgules que vous affectionniez particulièrement. J’ai, comme les autres, accumulé les privations de récréation qui ne réussissaient pas à me réconcilier avec cette science barbare : l’arithmétique ! Et sans doute surmontée par de trop fortes tensions, notre stress contemporain, vous jetiez alors les ardoises qui se fracassaient sur le sol. Origines des bizarreries de comportement évoquées dans mon pastiche de la Vie en rose.
Je préfère me souvenir de vous nous conduisant dans la cour pour nous faire admirer la perfection d’une toile d’araignée abritant sa prédatrice aux aguets. C’est grâce à vous également que j’ai entendu pour la première fois le nom de Blaise
pascal prononcé devant toute la classe. Peut-être espériez-vous une lointaine ascendance ? J’ai cependant éprouvé un certain ressentiment à votre égard, lorsque vous nous avez, moi et une autre élève promises à l’entrée en sixième, retardées d’une année au prétexte que 12 ans était un âge raisonnable pour quitter l’école primaire. Et la Fin d’année 1re année nous tendait les bras… Ce fameux Fin d’études où considérant que je perdais mon temps, j’ai multiplié mes actes d’indiscipline. J’étais alors loin d’imaginer les conséquences que cette année perdue aurait pour mon avenir futur.
Pour clore cette évocation, Boissy-Saint-Léger, chef-lieu de canton de quelque 2000 habitants, accueillait en 1965 l’ouverture du collège Amédée Dunois. Un fleuron pour votre fin de carrière que vous étiez fière d’inaugurer à la prochaine rentrée scolaire… Le destin en avait décidé autrement. Votre âme exaltée vous a conduit dans les Pyrénées, seule (les escalades solitaires vous appelaient irrésistiblement), une crevasse vous y attendait. Une chute mortelle. Votre vie s’est arrêtée là.
En repensant à nos professeurs des écoles d’aujourd’hui, quelle mutation de la société pourrait à nouveau faire naître en chacun d’eux, un élan, un amour de leur métier, comme un lointain reflet des vocations des instituteurs d’autrefois ?