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Grains de sel
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10 décembre 2022

Au bout de l’exode rural tunisien : une fracture socio-régionale

Abdelazziz Ben-Jebria

Je ne connaissais pas le centre de la Tunisie, à l’exception de la ville touristique de Kairouan, ou de la localité agrorurale de Jelma (ﺠﻟﻣﺔ) lorsque j’avais accompagné mon père à une moisson familiale, pendant mon enfance. Pourtant je voulais visiter, depuis longtemps, au moins une de ces régions du centre rural. Mais l’occasion ne s’était pas présentée, pour diverses raisons circonstancielles : éloignement professionnel du pays natal, absence d’attaches familiales, et découragement de la chaleur pendant les vacances estivales.

Finalement, c’est au début du mois d’aout dernier (2022) que je fus soudainement animé par une motivation personnelle, une curiosité géographique locale, et une conscience politico-sociale, pour faire le trajet jusqu’à Maârouf (ﻤﻌﺮﻮﻑ), une petite localité rurale située à une centaine de kilomètres de Ksibet-Sousse (mon village natal), et à une soixantaine de kilomètres au nord de Kairouan. Et c’est en dépit d’une chaleur étouffante, que mon épouse et une de ses jeunes nièces ont voulu m’accompagner dans ce voyage d’une simple journée, en voiture de location, car je ne possède pas de voiture personnelle. Il faut dire que je n’ai pas eu beaucoup de difficultés à les convaincre puisqu’il s’agit de rendre visite aux grands-parents maternels, Zohra et Amor, de la nièce en question.

Chemin faisant, et sans précipitation, je roulais lentement pour prendre le temps de suivre des yeux tout ce qui croise mon espace visuel passif, et de contempler de temps en temps la nature qui s’expose devant mon regard attentif. Mais, lors de notre rapide traversée de Kairouan, je fus amèrement attristé par l’incroyable accumulation des détritus, des sales ordures ménagères, et des déchets de toutes natures qui s’entassent au bord de la route, dans cette belle ville historique qui était très propre pendant l’éclatante époque bourguibienne. Et pourtant, ce présent constat est malheureusement monnaie courante, de nos jours, dans presque toutes les localités urbaines du pays.

 

20221210gds-hist-abenjeb_au_bout_de_lexode_rural_tunisien_MontagnesHeureusement que dès notre sortie de la ville de Sbikha (ﺳﺒﻴﺨﺔ), qui se trouve à 35 km au nord de Kairouan, le paysage commença à changer de décors avec la vaste campagne rurale qui se dévoila devant nos yeux pour nous accueillir pittoresquement. C’est à partir de là, et jusqu’à notre destination finale, l’espace majestueux de la nature campagnarde imposa sa présence.

Quelle fut alors mon agréable surprise de voir la baignade verdoyante d’un vaste pré ondulé, pendant cette période étouffante de l’été. Je ne pouvais qu’être emporté par la grâce de ces vagues de montagnes et de collines qui se succèdent les unes après les autres en alternance avec la beauté panoramique de ces petites prairies à l’herbe sauvage pour le pâturage des brebis, de ces terres labourées pour la prochaine semence, et de ces vallées couvertes d’oliviers et de plantes sauvages. J’ai alors imaginé qu’une visite printanière aurait permis de voir plus d’ampleur dans la joliesse de ce décor idyllique de la nature fleurissante et dans le charme de ce paysage bucolique de la campagne aux végétations luxuriantes.

En approchant Maârouf, j’ai observé, de temps à autre, l’apparence de quelques maisons de campagne éparpillées sur les collines et dans les plaines, ainsi que la présence de deux petits cafés au bord de la route où des jeunes se donnent probablement rendez-vous pour passer leur temps souvent vacant.

À notre arrivée, nous avons aperçu de loin Amor qui nous fait signe avec sa canne de roseau à la main pour nous approcher vers lui afin de nous montrer le chemin et nous guider jusqu’à sa petite maison. Il nous a attendus patiemment et visiblement au sommet d’un coteau qui se trouve au bord d’un petit lac (ﺑﺣﻴﺮﺓ). D’ailleurs, ce lieudit est traversé par un oued qui porte son nom et qui le sépare de Bargou (ﺑﺮﭬﻭ), au nord, grâce auquel une nouvelle unité d’exploitation et de conditionnement d’eau de source naturelle a permis une sorte de résurrection industrielle locale.

Il était déjà midi, lorsque Zohra apparut, devant la petite maison, toute contente de nous accueillir chaleureusement avec son agréable sourire, avant de nous inviter de plein cœur pour le bon déjeuner qu’elle a eu la gentillesse de nous avoir généreusement concocté avec beaucoup de délicatesse, et que nous avons eu le plaisir de le savourer ensemble, tout en échangeant les nouvelles familiales et en bavardant de bien d’autres choses.

Mais avant notre promenade prévue tardivement, en fin d’après-midi, dans les jolis environs, et pendant que nous nous reposons dans l’ombre, à l’abri de la chaleur, j’ai entamé une longue discussion avec Amor qui nous a plongés, tous les deux, dans les souvenirs lointains de l’exode rural et ses actuelles conséquences régionales désastreuses, tels que le délaissement de l’agriculture locale, le dépeuplement de la petite région au profit des zones urbaines, et l’affaissement de la cohésion famille.

En effet, il y a plusieurs années, Maârouf avait connu, comme beaucoup d’autres régions centrales de la Tunisie, cet exode rural qui avait touché progressivement beaucoup de jeunes pour migrer vers les régions côtières de la zone littorale, à la recherche d’emplois. Amor, qui était un de ceux-là, avait vécu plusieurs années à Ksibet-Sousse, en y travaillant vaillamment pour élever et prendre soin de sa famille nombreuse, avant de prendre une retraite bien méritée, dès que tous ses enfants fussent bien casés avec succès. Seulement voilà qu’il n’est plus professionnellement actif, Amor commença à s’ennuyer socialement à Ksibet-Sousse, tout en sentant le mal du pays, l’ivresse nostalgique du bled et la mélancolie enivrante de son environnement naturel. Il a donc demandé à sa fidèle compagne de retourner avec lui au bercail, à Maârouf, à la source profonde dans la nature, pour retrouver le vrai bonheur d’antan.

Mais touchée par le vieillissement de sa population avec un solde migratoire largement déficitaire, la petite localité de Maârouf, à l’instar de bien d’autres zones rurales, se trouve malheureusement dépourvue de ses sources humaines comme un humain vidé de son âme. Et dans le cas de notre inséparable couple, soudé par une longue vie commune, la fin de leur exode et le retour au bled, avec une retraite tranquillement bien méritée, ne me semble pas couler de source. Autrement dit, les choses apparaissent en réalité beaucoup plus simples pour Amor que pour Zohra, car le quotidien social des hommes s’écoule bien différemment de celui des femmes.

20221210gds-hist-abenjeb_au_bout_de_lexode_rural_tunisien_Maarouf-Omar-BrebisEn effet, l’homme tunisien, en général, passe beaucoup de son temps libre avec ses copains, à l’extérieur, sur les terrasses des cafés, pour l’urbain, ou à la campagne, pour le rural. Amor préfère évidemment le plein air naturel de Maârouf, rien que pour s’occuper de ses quelques oliviers et de son jardin potager, pour prendre aussi soin de ses brebis, et surtout pour retrouver le plaisir de bavarder avec quelques-uns de ses rares voisins pendant que leurs moutons s’amusent et se régalent à brouter l’herbe abondant.

À l’inverse des hommes, les activités des femmes tunisiennes, qu’elles soient citadines ou villageoises, demeurent, au-delà même de la retraite, très variées. Elles préfèrent faire elles-mêmes les courses de besognes quotidiennes ; et elles aiment prendre plaisir du shopping. Mais, elles passent beaucoup de leurs temps à l’intérieur, pour s’adonner aux tâches ménagères et s’occuper volontairement des petits enfants. En outre, les femmes villageoises, en particulier, rendent facilement des visites fréquentes les unes chez les autres, simplement en tapant à la porte, sans même prévenir, bref sans contrainte et sans façon. Elles sont donc très sociables entre elles, et bien occupées socialement, rien que par la variété et la diversité de leurs activités quotidiennes.

Dans ce cadre social bien tunisien, la retraite de Zohra, à Maârouf, parait à l’évidence beaucoup plus problématique que celle d’Amor, car elle lui a réduit substantiellement ses habituelles occupations quotidiennes de Ksibet-Sousse, et même paradoxalement ses activités corvéables. Ainsi, elle se trouve actuellement éloignée de ses très rares voisines locales ; et elle est en manque de ses visites sociales avec le voisinage urbain, auquel s’ajoute l’éloignement familial de ses petits-enfants. Le constat le plus important dans ce retour lointain aux sources, c’est l’ébranlement drastique des sources humaines, avec comme conséquence l’inévitable dislocation familiale.

Paradoxalement, lorsque j’étais petit, au début de l’indépendance, je me souviens que ce fût plutôt l’exode urbain masculin (sans les épouses) qui se pratiquait en direction des zones rurales, pour des raisons aussi bien commerciales qu’agricoles. C’était un phénomène transitoire qui se manifestait temporairement dans l’attente de voir la Tunisie se développer progressivement vers des horizons nouveaux. C’était alors dans ce cadre-là que j’ai passé une semaine de mon enfance à Jelma avec mon grand-père paternel et mes oncles qui avaient loué, comme d’autres ksibiens, un champ de cultures de céréales pour y semer et moissonner du blé. En outre Jelma était un lieu longtemps fréquenté par des marchands ksibiens qui y pratiquaient le commerce fixe et ambulant de l’épicerie. Je me souviens encore de ces anciens dont certains de leurs enfants et petits-enfants se souviennent surement de la joie que procurent leurs retours au village après des absences professionnelles prolongées à Jelma. C’était le cas des Ouelati (Si Mehrez, Abdelkader, et Othman), des Ayari (Si Ali et Amor), des Bouali (Si Haj Mokhtar et ses enfants Mahmoud et Mohamed), et des Ben Ali (Si Hassen Lehchaychi et son fils Mohamed).

Le vieil exode tunisien intermittent a perdu son ancienne splendeur temporelle, pour laisser la place à l’exode rural dysfonctionnel aussi bien pour le délaissement régional agricole que pour les dislocations de familles. À ce désordre sociétal, créé par l’exode rural, venait émerger, depuis quelques années, un phénomène dramatique d’un nouveau type d’exode migratoire transméditerranéen où, chaque année, des dizaines de milliers de Tunisiens tentaient désespérément d’atteindre clandestinement et dangereusement les côtes italiennes à la recherche d’un rêve européen inachevé. Ces vagues migratoires sont le fruit d’une désillusion politique qui a pris de l’ampleur après la révolte de 2011. Malheureusement, c’est la traversée infernale qui se termine, pour des centaines de ces voyageurs, par une décente aux enfers de la mer profonde, et pour beaucoup d’autres par une série de rejet, d’humiliation, de maltraitance, et d’expulsion, quels que soient leurs points d’atterrissage final.

En sommant, au fond et au demeurant, quoi de plus révélateur que c’est bien le reflet d’une réelle fracture sociétale, au sein d’une Tunisie en mal des politiques méritants.

20221210gds-hist-abenjeb_au_bout_de_lexode_rural_tunisien_Maarouf-Valey-HautesMomtagnes

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