Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Grains de sel
Grains de sel
Grains de sel

Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
Voir le profil de apagds sur le portail Canalblog

Newsletter
Commentaires récents
1 avril 2023

Mémé

Pierre Kobel

logo_nos_aieuxIl paraît que le souvenir de la voix d’une personne disparue se perd rapidement et ne peut pas se retrouver. À moins d’en avoir conservé des enregistrements comme l’a fait Bernard avec son grand-père. Ma grand-mère Joséphine avait 90 ans lorsque j’ai recueilli ses souvenirs en compagnie de mon oncle. Mon grand-père était décédé au printemps et elle avait encore trois ans à vivre. Nous avons réalisé deux cassettes d’une heure que j’ai numérisées plus tard et en grande partie transcrites.

Vous la connaissez, c’est la dame de ce couple souriant qui est sur le logo de cette collecte de textes.

202304__gds-mem_pkobel_meme_carconeParadoxalement, elle était la plus âgée de mes quatre grands-parents et c’est elle qui est partie la dernière. Elle était née à Paris en 1890 et l’enfance, la ville qu’elle a racontées sont à mille lieues de celles d’aujourd’hui. Elle était la fille d’immigrés venus chercher en France un peu moins de pauvreté que dans leur Italie natale. Plus jeune de huit enfants, elle a grandi au fil des déménagements dans la rue Saint-Jacques où son père, tailleur pour hommes, installait sa famille et son atelier. Sa mère se consacrait aux tâches domestiques dont certaines résonnaient avec L’Assomoir de Zola.

« Quand elle allait au lavoir… À cette époque-là, on n’avait pas de machine à laver ni de salle de bain, alors on allait au lavoir public. Elle partait à 7 heures du matin et revenait à 2 heures de l’après-midi. Elle y allait toute seule et ce n’était pas très joli dans le lavoir parce que les blanchisseuses n’aimaient pas les particulières qui ne donnaient pas leur travail. Les blanchisseuses dont c’était le métier. Elles n’avaient pas le droit de rien dire parce que tout le monde pouvait aller au lavoir, mais elles le faisaient sentir. Même celle qui gardait le lavoir. Quand il fallait acheter du savon et tout ça, c’était des réflexions et puis on les achetait plus cher. On allait avec Louisette quand j’ai connu Louisette. Elle devait avoir 13 ans et je devais en avoir 18 puisqu’elle avait 5 ans de moins. On allait au lavoir porter du café à Maman. Quand on arrivait au lavoir, ben le pauvre café, y’en avait pas tout le verre, parce que le lavoir se trouvait après le Val de Grâce, c’était pas bien loin, mais le temps de marcher pour porter le verre à la pauvre Maman, le café il était pas complet. »

Ce fut une enfance obéissante, soumise aux règles familiales et à la fréquentation des écoles religieuses.

« On était rue Pierre Nicolle, au 9. J’y ai été toute petite. C’était des religieuses de Saint Vincent de Paul. J’ai vécu là tout le temps. Et il y a eu la séparation de l’Église et de l’État. Alors là on enlevait les cornettes. Les sœurs ont été empêchées de faire la classe. On a fermé la porte de communication et puis ce sont des jeunes filles catholiques qui ont pris la place. Ça, ils pouvaient pas l’empêcher. Elles étaient libres. Je me rappelle que c’était pas drôle. Même les jeunes gens catholiques, ils ont promené l’évêque sur leurs épaules dans la ville. Ça a continué, mais on est toujours resté là. »

Elle y resta jusqu’à l’âge de treize ans, jusqu’au certificat d’études. Au patronage, elle s’adonnait au théâtre.

« J’ai joué Le cœur de Suzelle1. Quand on répétait la pièce, Germaine qui était mon amie, c’était Suzelle. Elle tombait par terre puisqu’elle avait reçu une balle. On riait toutes, alors la pauvre religieuse, elle était perdue. Elle disait, écoutez mes bonnes petites, ne riez pas, vous n’allez pas bien jouer la pièce. On disait on va pas rire ce jour-là. Parce que son frère avait été à la guerre, il était tout jeune, plus jeune qu’elle. Et la grand-mère lui disait qu’elle n’avait pas de cœur puisqu’elle ne craignait pas que son frère soit tué. Alors elle est allée à la rencontre de son frère et elle a reçu le coup de fusil d’un allemand. Quand elle est rentrée, elle est tombée, elle lui a dit : “Vous voyez bien qu’elle avait un cœur votre petite Suzelle puisqu’elle en meurt.” Ça finit comme ça. Là y avait Monsieur Germa quand on l’a jouée. Le père de Marthe. On a chanté Vous avez pris l’Alsace et la Lorraine et il n’y avait que lui qu’on entendait très fort au fond de la salle. »

Peu à peu la famille s’est dispersée. Trois enfants sont morts durant leur jeunesse. Sa sœur aînée, un personnage !, que j’ai bien connu, est devenue religieuse en 1899, les autres sœurs et son frère ont volé de leurs propres ailes. L’une d’elles s’est mariée en janvier 1910.

« Il y avait une inondation à Paris. Alors le jour du mariage, nous allions toujours à La Pérouse, quai des Grands Augustins. Et alors nous devions aller là et justement à cause des inondations il fallait aller sur le quai en barque. Alors nous avons tous été en barque, toute la noce, et puis voilà que Papa pas sage du tout. Il s’est levé, il a bousculé la barque et il s’est assis un peu dans l’eau avec son habit à queue. Enfin celle qui ne riait pas c’était Maman qui avait très peur des inondations. Nous sommes donc allés dîner au restaurant, c’était un déjeuner dînatoire. On était tous réunis là et on avait un concert le soir, un bal de famille. Tous les jeunes gens sont venus, les jeunes filles, mais il n’y a pas eu le moyen de rester longtemps. Maman avait trop peur. Si bien qu’on a laissé la moitié du repas et que le concert, le bal n’a pas eu lieu. Elle a dit toujours : “Le feu on peut l’éteindre, mais l’eau on ne peut pas l’arrêter.” Y avait pas moyen de la garder là. Nous sommes rentrés. »

Sa mère mourut en 1918 à un mois de la fin de la guerre. J’ai longtemps cru que c’était de la grippe espagnole. Ce fut d’une jaunisse provoquée par la peur de la Grosse Bertha, ce canon gigantesque que les Allemands avaient installé non loin de la capitale pour la bombarder.

Restée seule avec son père vieillissant, elle quitta Paris avec lui pour rallier la banlieue où vivaient une de ses sœurs et son mari. Pour ne pas avoir peur et ne pas rester seule, elle allait au cinéma. C’est là qu’au sortir d’une projection de La roue d’Abel Gance, elle fut abordée par un jeune homme qui l’avait remarquée et souhaitait la revoir.

« Il était près de moi. Je lui parlais pas, je parlais à ma sœur et quand nous sommes sortis du cinéma, il m’a retenu avant que je puisse m’en aller et du coup il m’a plus lâché parce qu’il a voulu me revoir et, ça a été une belle chose puisqu’on a passé une vie admirable tous les deux. On se connaissait pas du tout. »

Il avait 11 ans de moins qu’elle, était immigré, suisse et protestant. Autant de différences qui les séparaient et qui firent grincer les dents de sa famille à lui. Une Parisienne ne pouvait qu’avoir mauvaise réputation aux yeux de provinciaux helvétiques. Les obstacles n’empêchèrent pas leur mariage après qu’il se soit converti au catholicisme. Pas question pour elle de se faire protestante !

La maison où ils emménagèrent fut la leur durant 56 ans. Mon père et mon oncle y naquirent. J’y ai vécu de nombreuses journées de mon enfance avec mes sœurs et mes cousines, entre les goûters dînette qu’elle adorait organiser et la lecture moralisatrice de la comtesse de Ségur. Bien plus tard, alors qu’elle vivait chez mes parents, je fus le dernier de la famille à occuper cette maison qui résonnait de tant de souvenirs.

Je pourrais encore longuement épiloguer sur ma Mémé dont j’étais le préféré. Premier de ses petits-enfants et seul garçon, elle m’accordait une affection sans privilèges, mais particulière.

Elle avait peur, non pas de mourir, mais qu’on la croit morte sans qu’elle le soit vraiment. Lors de ses funérailles, l’estafette des pompes funèbres montrait des signes de faiblesse et calait à tous moments. Mon oncle, malgré sa tristesse, ne put s’empêcher de dire en riant : « Décidément, maman, elle ne veut pas y aller ! »

1 Le Cœur de Suzelle, épisode dramatique en 1 acte, par Ch. Le Roy-Villars (pseud. L’Oncle Charles) – R. Haton, 1910 – 67 pages

20230401__gds-mem_pkobel_meme_jos

Publicité
Publicité
Commentaires
E
J'adore sa photo de jeune fille, elle a l'air tellement malicieuse !
Répondre
Mode d'emploi

Adresser votre texte (saisi en word, sans mise en page, en PJ à votre mail) à l'adresse :

apagrainsdesel@yahoo.com

- Envoyez si possible une image (séparément du texte). Cliquez sur les images pour les ouvrir en grand
- Précisez sous quel nom d'auteur il doit être publié
- Merci de ne pas adresser de textes trop longs afin de laisser son dynamisme à la lecture. Des billets de 2000 à 4000 signes environ sont les plus adaptés à la lecture dans un blog.
L
es administrateurs du blog se réservent le droit de publier un texte trop long de façon fractionnée.


 

Publicité
Archives
Publicité