1914-2021
Pierre Kobel
« Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore […]. L’horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. Tous les survivants portent la marque » écrivait Giono dans Europe, le 15 novembre 1934. D’autres n’auront pas eu le temps de cette mémoire douloureuse.
Il avait 23 ans, il venait de la région lyonnaise, c’était Antoine, le grand frère de mon grand-père maternel qui ne l’avait jamais oublié et disait toujours avec un sourire mi-figue mi-raisin qu’il était sous l’Arc de Triomphe. Quel souvenir garder de ce jeune homme que personne aujourd’hui n’aura connu et dont on ne sait rien si ce n’est les conditions de sa mort ? « Disparu à l’ennemi », dit la fiche militaire rédigée à l’époque et qui fait le compte-rendu sec et administratif de sa courte guerre interrompue par une mitrailleuse ou un obus allemand dans la banlieue d’Arras le 22 octobre 1914. Les combats faisaient alors des dizaines de milliers de morts quotidiens, décimant des régiments entiers.
Qu’on me permette de reprendre ici des propos que j’écrivais en 2015 pour la présentation d’un CD regroupant des poèmes sous le titre : « Maudite soit la guerre ! » :
« D’aucuns peuvent affirmer la nécessité de se battre quand il s’agit de se défendre contre une puissance attaquante, de résister contre un envahisseur. Le vingtième siècle en fit la démonstration au prix de millions de victimes pour une grande part civiles. La Première Guerre mondiale sonna brièvement un départ en fanfare avant de sombrer dans les tueries boueuses des tranchées et de laisser en mémoire la litanie des noms sur les monuments aux morts jusque dans les villages les plus reculés. Son ampleur provoqua un traumatisme durable qui n’empêcha pas vingt ans plus tard un second conflit encore plus impitoyable, nourri par la rancune, les nationalismes et l’antisémitisme.
Les conflits qui ne cessèrent ensuite de faire la une de l’actualité, au prétexte de l’idéologie comme ils l’étaient à celui de la religion auparavant quand leur vraie justification est l’intérêt des États et des grandes sociétés maîtres de l’économie mondiale, prouvent qu’aucune leçon ne fut jamais tirée des guerres antérieures. Il est vrai que selon la phrase attribuée à Paul Valéry, “ La guerre, c’est un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas. ”
L’énergie dépensée là n’aurait-elle pas les moyens de s’exprimer dans les confrontations plus pacifiques de la pensée, dans les domaines de la création artistique et scientifique, dans ceux de la protection et de la construction du monde plutôt que de se livrer à sa destruction ? Certains tentèrent de s’opposer à la folie guerrière. Pacifistes, poilus réfractaires qui refusèrent le combat de trop, ils furent emprisonnés, fusillés pour l’exemple, éliminés systématiquement d’un débat impossible. »
Julien Vocance notait sous forme de haïkus ce qu’il vécut dans les tranchées :
Cla, cla, cla, cla, cla…
Ton bruit sinistre, mitrailleuse,
Squelette comptant ses doigts sur ses dents.
L’affaire pourrait s’arrêter à ces considérations nostalgiques et pacifistes quand, il y a quelques jours, je reçois l'appel d’une cousine mienne qui m’apprend l’incroyable : le corps du grand-oncle a été retrouvé, 107 après sa mort ! Des fouilles ont mis à jour la dépouille de quatre soldats, dont la sienne, identifiée grâce à sa plaque d’immatriculation militaire. Les démarches officielles et le travail d’un historien local ont permis de retrouver la trace des descendants que nous sommes. Nous voilà rattrapés par l’histoire, éberlués par cette nouvelle dont on pense toujours que cela n’arrive qu’aux autres. C’est l’occasion d’expliquer aux plus jeunes qui il était, le lien généalogique, une partie de l’histoire familiale.
Le jeune soldat de 23 ans redevient plus présent, nous savons qu’il aura un lieu de repos autre que le champ ou le fossé où ses restes ont été retrouvés. Peut-être notre grand-père sourit-il de contentement là où il est ?
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