Vivre au milieu des livres
Pierre Kobel
Parfois je me demande à force de vivre au milieu des livres et de les accumuler chez moi jusqu’à en avoir dans toutes les pièces, de voir grimper les piles entre lesquelles il me faut me glisser pour éviter qu’elles ne tombent, je me demande s’ils ne sont pas un obstacle à la vie, s’ils ne sont pas une protection contre la « vraie vie ». Mais qu’est-ce que la « vraie vie » ?
Est-elle moins réelle, celle du personnage d’un roman, celle d’un auteur, celle d’un personnage public que la nôtre ? Car, qu’est-ce que la réalité sinon une suite désordonnée de faits, de rencontres, de tours et de détours qui ne prennent sens que par la construction mentale que nous en faisons postérieurement ? Y a-t-il si loin de l’auteur qui imagine telle scène de l’existence de personnages inventés à la façon dont notre mémoire traduit une scène identique de notre propre existence ?
Aussi ces livres qui occupent tant de mon espace, de mon temps, ne sont-ils pas des obstacles à la vie, mais des intercesseurs bénéfiques qui m’ouvrent au monde et à autrui. Combien de fois n’ai-je pas repris pied avec mon environnement humain, social et même matériel grâce à quelques pages d’un roman, grâce à quelques poèmes, quand mon esprit part à vau-l’eau sous le coup d’un accident de la vie, si mineur fût-il ?
Certes nos récits de vie sont les témoignages d’une réalité, mais c’est une réalité recomposée, ce qui n’enlève rien de sa valeur. Ce qu’ils racontent tient d’une fiction par la mise en perspective des éléments qui les constituent, par le choix d’en retenir certains et pas d’autres, de valoriser les uns par rapport aux autres.
L’écrivain Claude Ber affirme que tout récit de vie est une fiction. On y met ses désirs, ses rancœurs, ses phobies et sa censure, on se projette dans un portrait où je est un autre. Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi. » La boucle est bouclée.
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