Chroniq’hebdo | Des grèves, de Justine Augier et du pouvoir des mots
Pierre Kobel
Nouvelle journée de grève contre la réforme des retraites. Une obligation me conduit dans le RER comme si de rien n’était. Je circule tranquillement, il fait beau, j’oublie presque cette grève et ce qu’elle représente. Et pourtant je ne m’en réjouis pas et lorsque je me retrouve à regarder le spectacle du débat parlementaire autour de cette réforme, je suis partagé entre rire d’un théâtre qui n’est pas d’aujourd’hui et qui ne mérite pas autant d’attention qu’on lui porte et le sentiment qu’on se moque des gens plus encore avec au bout du compte, le risque grandissant de conduire les extrêmes au pouvoir.
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Je lis le nouveau livre de Justine Augier, Croire. Sur les pouvoirs de la littérature. Justine Augier revient sur ses précédents livres dont De l’ardeur consacré à Razan Zaitouneh, si important pour moi. Elle évoque sa mère, la femme politique Marielle de Sarnez, décédée en 2021 d’une leucémie foudroyante. C’est ainsi qu’elle met en regard l’intime et l’universel, qu’elle accorde à la littérature, aux mots, un pouvoir de résistance aux douleurs, aux épreuves, au désarroi du monde. Elle me parle encore très intimement avec ce nouvel essai. Elle rejoint mes propres interrogations sur le pouvoir des mots. Si je n’y croyais pas, je ne lirais pas autant, je cesserais d’écrire. Mais ils ne sont pas pour autant une réponse sûre, juste un espoir pour aller de l’avant. Et puis comme pour Justine Augier, un moyen de faire vivre les morts, de laisser leur mémoire vive.
Je pense à elle qui sera invitée la semaine prochaine à la Grande librairie en regardant l’émission de cette semaine et en écoutant les invités : Richard Malka, Irène Frachon, Roberto Salviano, Pauline Hillier, réunis pour dire que les mots servent aussi à crier.
Quand j’entends Salviano dire qu’il faut mourir pour être cru, c’est effrayant. Ce qu’il dit tend à démontrer qu’il y a une surenchère entre la nécessité d’alerter et le souhait du plus grand nombre de ne pas être dérangé. Mais jusqu’à quel point faut-il taper du poing sur la table pour être entendu, avant de lasser cette opinion publique anesthésiée par trop d’informations inutiles ?
Juliette Augier écrit :
« Langue trompeuse, qui œuvre patiemment à dissimuler la réalité des dominations, des violences et des inégalités — ultime violence toujours que celle de l’écrasement de ce qui est déjà écrasé.
Langue usée par l’absence de doute, l’absence d’aveux d’ignorance qui viendraient redonner crédit aux mots prononcés, par l’idée que chacun devrait être capable de s’exprimer tout le temps sur tous les sujets et sans hésitation, sans jamais dire je ne sais pas, sans jamais dire je ne suis pas sûre, se passant d’un savoir bâti sur un temps long qui perd peu à peu de sa valeur — l’immédiateté s’attaque avec méthode à tout ce qui advient en se transformant, tout ce qui a besoin de lenteur.
Langue dégradée par les clichés, les mots insignifiants à force d’être ressassés, mots gelés qui ferment la possibilité d’une conversation — plus rien à quoi s’agripper.
Langue défaite par l’oubli immédiat qui engloutit les mots prononcés une fois passé l’éphémère phase de vibration — mots sans conséquences, ligne rouge.
Langue désincarnée, lointaine, dématérialisée, qui ajoute au vertige d’une époque pleine d’incertitude et d’irréalité — comment faire pour rassembler et changer les choses, pour nous prévenir que ça y est, que c’est maintenant, pour être encore capables de donner et d’entendre l’alerte ? »
Souvent il m’arrive de me dire : à qui bon ? À quoi bon s’énerver ? À quoi bon dénoncer ? À quoi bon protester ? À quoi bon se souvenir ? À quoi bon écrire ? Mais quand j’entends ces gens-là prendre les risques dont ils sont menacés, quand je pense à Salman Rushdie, bien avant à Zola, et tous ceux qui ont cru aux mots jusqu’à voir leur existence bouleversée, pour certains jusqu’à perdre la vie, je me secoue les doutes et je retourne à mes carnets.
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En Turquie et en Syrie, déjà des dizaines de milliers de morts et pour les survivants, le froid, les manques, la douleur d’avoir perdu des proches. Faut-il se résoudre à accepter cela comme une fatalité ? Les soubresauts de la terre sont inévitables, mais comment les prévenir dans ces régions pauvres ? Les constructions devraient se faire aux normes antisismiques, mais dans de tels pays, c’est la précarité qui règne, la corruption, la guerre pour la Syrie. Rien n’est fait pour préserver la vie des gens. Ils ne sont que des paramètres à ajuster pour des gouvernants sans foi ni loi autre que celle de leurs intérêts et de leur ambition. Je me répète…
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