À l’école, à l’approche de l’automne
Anne-Claire Lomellini-Dereclenne
Hier se déroulait la réunion de début d’année permettant la rencontre parents-instituteurs à l’école de quartier que fréquente ma dernière fille qui est entrée en CM2 cette année. Assise sur la petite chaise devant le petit bureau qu’elle occupe en classe, je pris soudain conscience que ce serait sans doute la dernière fois que j’assisterai à une réunion de ce type. Peut-être la dernière fois que je m’assiérai dans une salle de classe, à la place d’un enfant qui occupe cette chaise tous les jours.
Alors j’ai savouré.
J’ai savouré comme on devrait savourer toutes les dernières fois.
Le problème, c’est qu’on ne sait pas toujours quand c’est la dernière fois ou on ne le note pas, on l’oublie dans la banalité du quotidien, jusqu’à ce que l’automatisme ou l’habitude s’en aille d’elle-même. Alors, on n’a que les souvenirs pour se remémorer… On se dit « Ah oui, tiens c’était comme ça dans la cour de l’école » « Ah oui, voilà le chemin que je prenais tous les jours » et d’un coup, tous ces petits gestes ou habitudes du quotidien prennent une saveur particulière, sucrée, comme le pain aux raisins ou l’éclair au chocolat qu’on s’achetait, des fois, à la sortie de l’école.
Mais, cette fois-ci, comme déjà à d’autres moments, l’âge aidant, j’ai vraiment pris conscience de toute cette fin des choses, c’est-à-dire de la finitude généralisée et systématique des évènements au cours d’une vie, et c’est cela qui a rendu cette réunion si particulière.
J’ai pris des notes, aussi, bien sûr. J’ai suivi la réunion, importante, qui concernait l’année scolaire de ma fille, aussi, bien sûr.
J’étais là pour ça, et puis ce sont des choses sérieuses, il faut le faire consciencieusement.
Mais j’ai savouré aussi, une dernière fois : les livres colorés, rangés sur une étagère, les grandes équerres et les grandes règles jaunes collées, aimantées, sur le tableau vert, le globe terrestre-lampe, tout bleu, dans un coin de la salle, la frise chronologique multicolore affichée au-dessus du tableau, et l’inévitable odeur de crayons, de papier et de colle.
Par la fenêtre, je vois la cime des arbres, nous sommes au dernier étage de ce petit immeuble qu’est l’école et je vois un oiseau se balancer gentiment sur une branche, dans le vent d’automne qui se lève. J’imagine ma fille, à cette même place, qui regarde la même chose que moi par la même fenêtre, entre deux leçons. C’est ce que j’aurais fait à sa place. C’est peut-être ce qu’elle fait. La dame assise à côté de moi est la maman de la petite fille assise habituellement à côté de Daphné. Elle me sourit et me dit que nos deux filles sont amies. Nous échangeons aussitôt des mots et regards bienveillants, tout en baissant le ton et en surveillant d’un œil la maîtresse qui parle. Ça y est, nous voilà redevenues enfants ! Comme c’est agréable de presque ressentir l’insouciance à venir de la récré qui va bientôt sonner, le réconfort du petit goûter et puis, sans doute, la chaleur de cette classe vivante quand le froid de l’hiver se sera installé, et que cette cime sera complètement nue et défoliée.
Sur le tableau qui n’est plus noir, mais vert, on l’a dit, n’en déplaise à Prévert, des lignes sont tracées pour bien former les lettres de l’alphabet. La maîtresse nous dit que le niveau en français est très hétérogène, que certains n’arrivent pas à recopier correctement un texte au tableau. Tu m’étonnes, vu le niveau de ce que nos enfants peuvent voir sur les divers écrans…
Elle nous dit aussi qu’il y a une bonne ambiance dans la classe, mais que les enfants sont bavards. Certains parents s’inquiètent du fait que le programme d’histoire de l’année dernière n’a pas été bouclé et veulent que la maîtresse reprenne à la Révolution française alors qu’elle a établi son programme en commençant par la révolution industrielle. Les parents savent mieux que les enseignants ce qu’il faut que leurs enfants apprennent ici et maintenant. Hic et nunc. Ce doit être l’effet de l’école. L’expression m’est revenue de manière automatique…
La maîtresse répond qu’elle aimerait passer du temps sur les deux guerres mondiales, que les enfants « aiment bien cette période ». On aurait pu dire, « cette période est importante ». On aurait pu changer de champ lexical et ne pas forcément « aimer » les guerres. Mais je ne sais pas mieux qu’elle ce qu’il faut en penser ou en dire.
Alors, elle ne changera pas son programme. De toute façon tout le programme d’histoire sera repris au collège. Ils pourront alors approfondir.
Il n’y aura pas, non plus, de voyage en Angleterre et peut-être même pas de sortie au cinéma. Mais bon, on tient quand même une sortie aux Invalides et les bambins se baigneront dans la piscine du lycée Henri IV une fois par semaine pendant toute une période. C’est déjà ça.
Mon regard repart vers la fenêtre, de l’autre côté de la classe. Des immeubles, des terrasses, un ciel encore bleu azur, mais qui commence à décliner. Un vent qui continue de se lever. C’est l’automne qui commence. D’ailleurs, quand je suis venue jusque dans cette école, il y avait cette odeur de feuilles mortes dans l’air. Un petit air un peu plus frais et une lumière caractéristique de cette saison que j’aime tant et qui m’avait tellement manqué.
Sur le chemin du retour, j’ai ramassé un marron. Un petit trésor tout doux, tout lisse. J’en ai ramassé un deuxième et je les ai tenus tour à tour bien serrés dans ma main qui n’est plus une menotte, mais qui commence à prendre des airs de mains de « dame ». Qu’importe, j’ai senti le marron qui ne sentait rien, mais j’ai retrouvé la sensation du petit trésor de l’enfance.
Arrivée à la maison, j’ai dit à ma fille que je lui avais ramené un trésor de l’automne. Elle m’a dit « attends, moi aussi ».
Au moment où j’ouvrais ma main sur le marron le plus lisse et le plus beau que j’avais pu trouver, sa petite main qui commence à grandir me découvrait aussi un marron de l’automne. On les a donc échangés, gentiment.
Depuis le marron, le sien, est dans ma poche, il y restera longtemps.