Chroniq’hebdo | De l’actu, de Marie-Hélène Lafon et d’Agnès Varda encore
Pierre Kobel
Et voilà ! Nouvelle année, quoi de neuf docteur ? Eh bien, cher ami, un séisme de magnitude 7,5 au Japon, des frappes russes meurtrières en Ukraine, de nouvelles inondations dans le nord de la France, un cyclone ailleurs, si ça continue, il va finir par faire froid !… Bon j’arrête là mes sarcasmes inutiles. À quoi bon s’appesantir sur les malheurs incessants du monde ? Il est pour beaucoup ce que nous en avons fait.
Qu’est-ce qu’une vie ? Un hommage est rendu aux Invalides à Jacques Delors qui est mort la semaine dernière à l’âge de 98 ans. Il fut un compagnon de l’aventure mitterrandienne, il fut un des pères de l’Europe actuelle et le principal artisan de la mise en place de l’euro. Discret, convaincu plus qu’ambitieux, il a travaillé à une politique véritablement sociale dont on se demande quelle est la part de réussite. Cet homme-là, comme trop peu d’autres, mériterait d’être depuis longtemps mis en avant pour sa sagesse, qu’on partage ses prise de position ou pas. Ces personnes ont su concilier la nécessité politique avec un réel humanisme. Serviteurs des hommes, ils ne se sont pas perdus à des vanités futiles.
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Dans le petit opus de Marie-Hélène Lafon que j’ai lu hier, La demie de six heures, elle écrit à propos d’un de ses personnages :
« Il aimait la compagnie des femmes, toutes, les vieilles, les jeunes, celles qui étaient possibles et celles qui ne l’étaient plus, ou pas, ou pas encore. Possible, le mot lui plaisait ; il n’y avait pas d’offense. Certaines l’étaient toujours, comme de naissance ; elles avaient la grâce, dans la grande puissance de la peau, des yeux, des cheveux, des jambes, des seins, des mains. Elles étaient des étoiles, des navires ; ils n’auraient pas su dire ; elles le terrassaient, elles le foudroyaient. D’autres ne connaissaient cette force que par intermittence selon l’heure, l’âge ou les regards posés sur elle. Mais toutes jouaient. Toutes, un jour ou l’autre, entraient dans le jeu, la vieille danse, le menuet fou, le savant vertige des hommes et des femmes. »
Alors que se termine la collecte de textes Écrire la sexualité, je ne sais ce qu’il y a de savant vertige entre les hommes et les femmes. Je sais ce qu’il y a de désir de l’autre.
Mais je sors surtout d’une autre lecture de Marie-Hélène Lafon. Histoires, c’est le recueil de ses nouvelles écrites à partir du milieu des années 90 jusqu’au début des années 2000. Écriture organique, au plus près de la chair, des atavismes, écriture d’observations autant que d’invention. Écriture qui va à la source du quotidien, des apprentissages plus ou moins bien réalisés, des mères mal dégrossies, des pères taiseux ou violents, des filles en désir d’évasion et des vieux garçons. Écriture du temps qui passe, destructeur, et de la mort qui rôde.
On se fait un personnage de nous-mêmes avec notre éducation, notre culture, nos écritures de mémoire, une bienveillance revendiquée. Mais qu’est-ce que nous masquons de moins que Marie-Hélène Lafon, qu’est-ce que nous inventons de moins qu’elle, de nos existences, de nos secrets inavoués, de nos désirs et de nos regrets, de nos erreurs et de nos fautes, de nos peurs ? Et qu’avons-nous, chacun d’entre nous, de ses personnages ?
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Je me retourne sur mon passé, sur ce que j’ai vécu, je pense aux personnes que j’ai croisées au fil des époques, des lieux, des circonstances. J’essaie de me convaincre, sans y parvenir, que je pourrais en faire quelque chose, que là aussi, il y a matière à écrire, à décrire, à extrapoler ce dont je me souviens. À quoi bon ? En aurais-je le talent ? Je me tiens à ces carnets, à mes écrits pour l’APA, à mes désirs de poésie.
Un coffret de deux livres, Varda par Agnès revisite sur un mode à la fois autobiographique et documentaire la carrière d’Agnès. C’est une somme qui me donne à penser à la construction des archives personnelles, questionnement qui rejoint le thème des prochaines journées de l’APA quant au journal personnel. Lorsque se pose la question de savoir ce que je ferai de mon journal, je sais que je ne veux pas m’en tenir à la simple litanie des entrées journalières, mais que je continuerai à l’enrichir d’annexes, de documents, d’autres écrits, à en extraire des passages pour d’autres chantiers d’écriture comme je le fais avec ces chroniques.
J’ai profité de ce qu’Arte TV mette en accès plus de dix films d’Agnès Varda pour regarder le premier qu’elle a réalisé : La Pointe Courte qui date de 1954. Film en noir et blanc magnifiquement cadré, il montre l’univers des pêcheurs de ce quartier de Sète qui a toujours son caractère particulier, les amoureux de la ville savent ce que je veux dire 😉. L’histoire du couple formé par Philippe Noiret et Sylvie Montfort n’apporte rien au récit, mais dès ce premier opus, Varda imprime une marque personnelle qu’elle ne cessera de renouveler et d’imposer au fil des œuvres suivantes. Jusqu’à devenir cette artiste incontournable, trop longtemps sous-estimée et qui a tant à apprendre à notre humanité.