Ce pauvre Vincent
Phrasie
Aujourd’hui 4 février 2024, se termine l’exposition dont je reproduis l’affiche. Mieux vaut tard que jamais, je voudrais relater une expérience fort semblable à celle d’Anne-Claire évoquée dans son billet du 27 novembre dans lequel elle dit : « J’ai envie de toucher la toile, je me retiens. Je me rapproche. Je reste littéralement absorbée dans la contemplation… J’ai l’impression qu’il n’y a plus personne dans le musée, que les gens passent autour de moi, autour de nous, le tableau et moi. Il n’est fait que pour moi, je suis en conversation avec lui et il peut bien se passer n’importe quoi autour, nous restons scotchés, enfin surtout moi, épris l’un de l’autre, dans une étreinte virtuelle et surnaturelle. Je suis transportée. »
Au début des années 2000, notre fille s’étant installée à Paris, nous y avons fait de nombreux voyages. Au cours de l’un deux, nous avons visité le musée d’Orsay et plus particulièrement ses collections impressionnistes. Je me souviens surtout qu’à l’étage du musée, après avoir vu les Manet, Renoir et autres Cézanne, nous nous sommes dirigés vers les salles suivantes et là je ne savais plus du tout ce qu’on allait découvrir. Entre ma perte d’orientation et mon incapacité à lire le plan qu’on m’avait donné, je me demandais quels tableaux allaient suivre ces célébrissimes impressionnistes.
Je vois non pas une porte, mais une grande ouverture dans le mur en face de moi, j’entre dans la salle suivante, toute confiante et toute curieuse de découvrir d’autres peintures. Des toiles encore des toiles évidemment, autant commencer par la droite et découvrir dans l’ordre les chefs-d’œuvre à venir. À droite, donc.
Un tableau de taille modeste, où je ne vois au premier abord que du vert et du bleu ou du bleu mêlé de vert, au milieu de cette masse colorée, deux yeux qui me fixent, deux yeux qui ne regardent que moi, deux yeux qui sont vivants, aussi vivants que les miens. Soudain, j’ai l’absolue certitude qu’il y a là quelqu’un, une ombre, une silhouette, un fantôme, je suis sûre que ce n’est pas une peinture, que c’est vivant et en mouvement. Je n’ai pas reconnu le tableau, je ne sais pas qui est cet homme dont je viens de voir le visage vert et bleu, je suis terrorisée, je fuis, je ne réfléchis pas, je m’enfuis dans la salle suivante, directement le plus loin possible du spectre que je viens de voir. Je vais me cacher, je suis certaine que le fantôme va me suivre, j’ai le dos collé au mur de la salle suivante, mon cœur bat trop vite, j’ai le souffle court. Si quelqu’un me voit, il va appeler Urgences psychiatriques !
Personne ne m’a suivie, il faut donc que je me calme, les fantômes n’existent pas et puis le fantôme de qui ? C’était qui cet homme que j’ai entraperçu, je ne sais plus si c’est sur le tableau ou à côté, si j’ai vu une peinture ou un être vivant. Il faut que j’y retourne. Avec précaution, je retourne en arrière. Par chance il y a un attroupement devant le tableau qui m’a fait décoller et je ne le revois pas directement, je vais essayer de comprendre et je regarde les autres tableaux du même peintre.
Je me calme, je ne vais tout de même pas avoir peur de ce pauvre Vincent, comme l’a si souvent appelé mon prof de peinture. À pas mesurés je vais me rapprocher de la toile qui m’a fait une si forte impression et j’essaye de comprendre pourquoi j’ai vu, vraiment vu le fantôme de Van Gogh présent ce jour-là dans la salle où sont exposées ses dernières peintures. Je lis « Portrait de l’artiste, 1889 » soit un an avant sa mort. Je me raisonne et trouve un semblant d’explication, le tableau est placé juste à hauteur des yeux de celui qui le regarde, cela fait une terrible impression de vie.
De là à le voir en vrai, il n’y a qu’un pas que j’ai allègrement franchi.
Cela fait à présent plus de 20 ans que j’ai vu ce pauvre Vincent en chair et en os à la place de son autoportrait et ce souvenir est bien gravé dans ma mémoire, j’ai beau me dire que c’est ridicule, une partie de moi ne veut rien entendre, je continue à être persuadée d’avoir assisté à une manifestation de l’au-delà, à une faille temporelle qui a entrouvert pour moi le monde des peintres disparus.