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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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26 mai 2022

Classe unique

 Francine Lechevretel

logo_nos_ecolesNotre institutrice éconduisait tous les photographes, à quoi bon des photos de classe que les familles n’auraient pas les moyens d’acheter ? Une fois pourtant, à l’automne 1954, l’un d’eux réussit à la convaincre. Rassemblées autour de notre maîtresse, nous posons devant la porte vitrée qu’elle avait fait installer à son arrivée, deux ans plus tôt. Dans le même mouvement, elle avait aussi fait disparaître toutes les vitres opaques destinées à empêcher les élèves de regarder dehors et elle exigeait de la municipalité que notre classe soit repeinte chaque été. Il fallait une pièce claire pour bien étudier, disait-elle, et elle avait choisi le jaune pour nos murs parce que c’était la couleur la plus lumineuse.

 Éloignée de sa Bretagne natale, elle demandait depuis des années un poste dans une commune de bord de mer. Elle l’obtint en 1952 et la mise en place de cette école de filles était son œuvre. À son arrivée dans notre village normand, les filles allaient en majorité à l’école catholique — c’était le choix des familles commerçantes et aisées peu soucieuses de voir leurs têtes blondes se mêler aux enfants des gens de peu. Ces dernières, dont je faisais partie, fréquentaient l’école communale mixte. L’enseignante avait eu toutes les peines du monde, ainsi qu’elle me l’a raconté plus tard, à constituer une école laïque féminine. Pour cela, elle s’était rendue au domicile de chaque famille dotée d’une ou plusieurs filles d’âge scolaire, afin de convaincre les parents de les lui confier. Il lui fallait vingt-deux élèves pour ouvrir cette classe de filles et elle les obtint de justesse.

 Qu’elle était jolie notre petite école et comme je l’aimais ! Dommage que la photo laisse hors cadre la treille qui se trouve au-dessus de nos têtes ; elle donnait des raisins petits, mais savoureux que nous avions le droit de cueillir. L’enseignante introduisait alors le mot « vendanges », inconnu dans une région cidricole et que je trouvais si élégant.

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Notre institutrice, se trouve à droite de la photo, elle a pris place derrière l’une des touffes d’asters qui, bourdonnantes d’abeilles, poussaient sous nos fenêtres. Sur les vitres de la classe, derrière nous, se reflètent les tilleuls ombreux souvent intégrés à nos jeux et le préau pour les récréations pluvieuses. De
nombreuses plantes que la photo ne montre pas, embellissent la cour : le camélia à la rouge floraison de février, le carré de muguet ou encore le prunier qui ombrage le banc de pierre et les rosiers grimpants sur le mur ouest. La cour est recouverte d’un gros sable ocre pratique pour tracer les marelles.

Je n’ai qu’un seul souvenir de la prise de cette photo : la crise de nerfs et les larmes de Sylviane que tout perturbait. Traumatisée par la mort de ses deux parents lors du Débarquement de 1944, elle restait très fragile. Elle pleurait fréquemment et n’intégrait aucun apprentissage malgré l’attention que lui portait l’institutrice. Pour la rassurer, le photographe lui a donné un sucre d’orge et elle sourit.

 En haut de la photo à droite, se trouvent les deux filles de l’instituteur : jamais l’une sans l’autre, discrètes, habillées comme nous. Sur leur gauche, la belle jeune fille qui sourit devait quitter l’école à la fin de l’année scolaire pour devenir bonne à tout faire dans une riche famille qui, venue en villégiature à C... l’emporta dans ses bagages à la fin de l’été.

 Les filles d’exploitants agricoles représentent un tiers des élèves présentes ce jour-là. Plusieurs parmi elles venaient de hameaux éloignés de l’école d’environ trois ou quatre kilomètres. Elles faisaient le trajet quatre fois par jour à pied, accompagnées de leurs petits frères et sœurs qu’elles étaient chargées de déposer puis reprendre à l’école maternelle. Souvent filles aînées d’une nombreuse fratrie, elles aidaient à la laiterie, à la cuisine, à la basse-cour et s’occupaient des plus jeunes. J’ai le souvenir précis de l’une d’elles, Josette, dont le père était mort à la guerre. Elle pleurait à chaque commémoration du 8 mai 1945, lorsque notre petite chorale chantait la Marseillaise et l’Hymne à la joie devant le monument aux morts.

 Deux filles de pêcheurs figurent également sur la photo de classe. Annie Rodriguez était la fille de Républicains espagnols qui avaient fui la guerre civile. Chacun de leurs cinq enfants portait un prénom français. Le père, blessé au cours des affrontements et resté handicapé, gagnait sa vie sur l’estran où il allait pêcher chaque jour, quel que soit le temps. Ensuite il sillonnait la région avec son triporteur, vendant sa pêche. C’est ainsi que l’exilé parvenait à faire vivre les siens.

 La famille de la seconde, Monique, vivait elle aussi de la pêche. Son père, disait-on, était un moine défroqué. Solitaire et farouche, il ne quittait le bois où il s’était installé que pour se rendre sur la grève toute proche. C’était sa femme qui vendait sa pêche au village. Sur le même rang, je redécouvre Chantal dont les parents travaillaient à Paris et qui vivait à C... chez ses grands-parents. Chaque fin d’hiver, elle se rendait au Carnaval de Nice avec son grand-père, agent SNCF. Nous l’enviions de faire ce voyage tout en nous demandant si, vraiment, il pouvait exister plus beau carnaval que le nôtre, celui de Granville, que nos familles n’auraient raté pour rien au monde.

 Trois élèves ont pour pères des ouvriers du bâtiment, secteur florissant dans cet après-guerre hanté par la rareté des logements. L’une d’elles, placée au centre de la photo, était d’une brutalité stupéfiante, elle n’avait pas sa pareille pour inventer des jeux violents et blessa plusieurs d’entre nous.

 Restent enfin les enfants d’artisans dont je faisais partie. Il y a là, la fille du peintre, celui-là même qui repeignait notre classe tous les étés, la fille du menuisier, ami de mes parents. Elle était encore petite et j’avais la charge de l’emmener à l’école tous les jours. Près d’elle se tient la fille de l’horticulteur dont la mère s’était suicidée. Tant bien que mal, elle grandissait sans présence maternelle et sans jamais se plaindre.

 Quant à moi, je me trouve au troisième rang, j’ai les cheveux longs avec une frange taillée à la va-vite par une mère toujours entre deux phases dépressives. Je porte un manteau brun fabriqué par ma grand-mère dans le pardessus devenu trop petit de mon plus jeune oncle.

 Ce n’est sûrement pas un hasard si je suis placée juste à côté de l’institutrice. Elle était pour moi l’absolue référence. Je garde un souvenir très fort de ma première rencontre avec elle, par un matin radieux d’arrière-saison. Arrivée la première en ce jour de rentrée, je la découvris, installée sous le préau pour accueillir ses nouvelles élèves, superbe dans ses vêtements noirs. Elle m’a souri, s’est levée pour venir à ma rencontre et m’a parlé comme si elle me connaissait déjà. Ce fut comme un coup de foudre entre l’enfant et l’adulte.

 Elle se faisait une haute idée de sa mission : éduquer les enfants du peuple, leur faire acquérir des connaissances, une culture même. Leur apprendre à réfléchir et à se méfier des préjugés : nous vivions en République et nous étions tous égaux, quelle que soit la famille d’où nous venions. J’ai tout de suite compris le message et, tôt, je me suis sentie citoyenne. Par-dessus tout – prodige ! – elle me donnait de l’importance, à moi qui ne m’en sentais aucune.

 Jugée socialiste par notre village très conservateur, elle était néanmoins respectée de tous. C’était une femme instruite, disait-on.

 

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