Une rentrée comme un coup de dé
Francine Lechevretel
En septembre 1959, nous avons emménagé à Périers-en-Cotentin. À la hâte – il ne fallait pas rater la rentrée des classes – nous avons chargé meubles et cartons dans deux camionnettes empruntées pour l’occasion. J’ai quitté brutalement le village de mon enfance, sans même avoir eu le temps de dire au revoir à mon institutrice.
Installée entre deux cartons, à l’arrière de l’un des véhicules, je me suis demandé ce qu’il allait advenir de moi dans ce nouveau lieu. C’en était donc fini de ma petite école communale où je me sentais si bien ? J’avais entendu dire qu’à Périers, il y avait un Cours Complémentaire — ancêtre de notre collège actuel. À la maison, on n’avait rien évoqué concernant ma scolarité et je me raccrochais à cette vague information. Enfin, nous sommes arrivés à destination, dans ce gros bourg détruit par les combats féroces de l’été 1944 et fraîchement relevé de ses ruines. La Reconstruction ! Pour nous qui subissions de plein fouet la crise du logement de l’après-guerre, c’était enfin l’opportunité d’en finir avec les lieux de vie précaires, cauchemars de ma mère depuis tant d’années. « On va sortir du provisoire ! avait-elle dit. C’est pas trop tôt ! ». Mon père arrêterait de faire la route. À Périers, il venait d’acheter un atelier et avait loué, pas trop cher, une maison d’avant-guerre restée debout par le plus grand des hasards. Elle ne souffrait pas la comparaison avec les maisons fraîchement reconstruites et ne nous offrait pas le grand confort, mais elle était plus grande et plus pratique que les précédentes. Je sentais ma mère heureuse de ce changement, c’était une promotion en somme.
Le matin de la rentrée, elle nous a accompagnées à l’école primaire, mes sœurs et moi. L’institutrice qui accueillait les nouvelles élèves nous a rapidement inscrites, sauf que l’expression « classe de fin d’études » me concernant, sonna bizarrement à mon oreille. Est-ce que je n’allais pas entrer en sixième comme mon amie Sophie l’avait fait à Avranches ? Ma mère resta interdite, mais l’institutrice, alertée, précisa : « La sixième, c’est au Cours Complémentaire, un peu plus loin, à gauche en sortant ».
J’ai entraîné ma mère qui hésitait, mais, au bout de quelques dizaines de mètres, une sorte de panique l’a saisie, elle ne voulait pas aller plus loin. Comment pouvais-je imaginer que je serais admise dans cet établissement ? Ce n’était pas notre place. Il fallait rebrousser chemin et m’installer dans la « classe de fin d’études » ! C’était le parcours scolaire qu’elle avait suivi, c’était donc le mien, tout tracé. La notion même de « classe de sixième » lui échappait : dans les milieux populaires, on ne connaissait que l’enseignement primaire avec le certificat d’études en ligne de mire.
Comme je continuais mon chemin, elle m’a rattrapée et arrêtée encore une fois : « Tu es sûre de vouloir y aller ? » Oui, j’étais sûre que ma place était là, mais il m’a paru très long ce trajet de deux ou trois cents mètres ! Malgré sa réticence, ma mère a fini par me suivre jusqu’au Cours Complémentaire, imposante bâtisse flambant neuve. J’ai repéré la plaque de cuivre « Direction » à droite du hall d’entrée et j’ai frappé, ma mère résistant toujours, mais ébranlée cependant.
J’ai expliqué à Mme Quesnel mon désir d’entrer en sixième. Elle comprenait, mais… je n’étais pas inscrite ! Déjà, ma mère battait en retraite. C’est alors que la directrice s’est souvenue d’un dossier à mon nom, envoyé par mon institutrice et reçu plus d’un an auparavant. C’était à la rentrée 1958 que j’étais attendue dans l’établissement !
Mais à cette date, les conditions n’étaient pas réunies pour que mes parents viennent s’installer à Périers. Quant à mon parcours scolaire, il ne pesait pas lourd au vu des problèmes que ma famille devait affronter.
Les deux classes de sixième du Cours Complémentaire de Jeunes Filles étaient bondées, chacune d’elles comportant trente-cinq élèves. Jamais il n’y avait eu autant d’entrées en sixième. Mais on ajouta une table tout au fond de l’une des deux salles et je m’y installai, heureuse que l’on me fasse une place.