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Grains de sel
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13 décembre 2022

Joseph Joubert, en résonance avec les carnettistes d’aujourd’hui

Elizabeth LC

20221213gds-mots-elc_joseph_joubertIl y a bien souvent des choses passionnantes à entendre et des découvertes à faire aux séminaires Autobiographies et Correspondances (ABC) qui se tiennent à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Ce fut le cas avec la séance du 10 décembre 2022. Après une présentation fort intéressante, par Linda Gil, de la correspondance de Beaumarchais (dont un inventaire numérique est en préparation), j’ai surtout remarqué la communication d’Emmanuelle Tabet, « Des Carnets de Joubert au carnet poétique contemporain ».

Je connaissais fort peu Joseph Joubert (1754-1824), n’en ayant lu que des extraits, et je le tenais pour un moraliste certes subtil, mais classique. Et c’est d’ailleurs comme tel qu’il était présenté par Chateaubriand, qui a publié en 1838 une sélection de ses textes1 – parution posthume : Joubert n’a absolument rien publié de son vivant. Or il s’avère que ses Carnets sont beaucoup plus riches et variés. Ils laissent à voir une personnalité originale et un rapport à l’écriture qui a souvent attiré les poètes et diaristes d’aujourd’hui : Philippe Jaccottet, Pierre-Albert Jourdan, Joël Vernet, Paul de Roux, André du Bouchet… De son côté, Paul Auster a traduit et édité une anthologie des textes de Joubert.

Une édition intégrale des Carnets est en préparation pour 2024 chez Bouquins. En effet, nous précise Emmanuelle Tabet, l’édition de 1938 chez Gallimard (établie par André Beaunier) reste incomplète. Il manque environ 6000 notations (petites choses ordinaires ou énigmatiques, notions lexicologiques et étymologiques – tout cela jugé sans intérêt à l’époque).

Joseph Joubert a tenu ses carnets pendant 36 ans, de 1786 à sa mort en 1824. On recense environ 200 carnets, conservés par la famille (qui envisage d’en faire don à la BnF). Ce sont des textes plus ou moins aboutis, mais toujours datés (y compris parfois avec l’heure précise). Les manuscrits de Joubert sont écrits dans tous les sens, souvent au crayon, avec beaucoup de ratures et des abréviations parfois indéchiffrables. Leur contenu : des notes de lecture, réflexions, préceptes et aphorismes, imprécations, fragments de choses vues (très appréciés par Jaccottet). De rares confidences sur l’intimité du diariste, par exemple à l’occasion de la naissance de son fils Victor en 1794. Mais ce registre est vite abandonné au profit des réflexions philosophiques, plaçant les Carnets au confluent du journal et de l’essai.

Emmanuelle Tabet utilise pour les qualifier la notion de « carnet daté ». La différence avec un journal personnel se définit par le support du carnet, qui entraîne la brièveté du format et l’instantanéité des notations – alors qu’un journal, même tenu quotidiennement, est généralement écrit a posteriori, en fin de journée. Aujourd’hui il existe de nombreuses formes hybrides entre le journal et le carnet (par ex. journal de Henry Bauchau, carnets de Paul de Roux), sans contrainte de récit d’événements.

Dans ce contexte, Joubert semble très actuel par l’attention extrême qu’il prête au moment présent, à sa présence au monde – à l’émergence des pensées en soi, notées au moment même où elles surgissent. D’où un rapport différent à l’intime, de par la résonance en soi, de l’ouverture au monde. Pour lui le silence (marqué par l’espace entre les notes) devient la distance pour que naisse une parole authentique – l’intervalle nécessaire à l’écriture, qui entraîne une forme très fragmentée. C’est probablement une des raisons de l’attraction qu’il exerce sur les écrivains de notre temps, pour qui l’écriture fragmentaire est devenue un genre en soi.

En retrait des affaires de la cité, il s’inscrit dans la tradition des exercices spirituels2, en quête de la vacance, du vide intérieur, « suspension de l’âme », dit Joubert. Pas d’épanchement absorbé par le journal, mais un processus de décantation, alors que la pensée s’enracine dans la trame des jours. Il s’agit d’attendre l’émergence des idées, leur germination, dans un état de latence de l’esprit. Il s’agit aussi de viser à une présence totale, penser avec son être tout entier, âme et corps. L’imperfection et la faiblesse du corps constituent un moteur d’élévation spirituelle : très empreint de néo-platonicisme, Joubert s’avère aussi proche des philosophes orientaux. Et comme l’a fait remarquer Claudine Krishnan, sa poétique se rapproche du haïku.

Joubert rêvait d’écrire un essai, qu’il n’a pas fait, mais dont le rêve marque ses carnets.

« Je voudrais, disait-il, que mes pensées se succédassent dans un livre comme les astres dans le ciel ». Une écriture de soi qui prend une dimension universelle avec son insertion dans l’espace-temps, à rapprocher de celle de Novalis, Schlegel et autres romantiques allemands.

Le JE reste peu présent, mais s’exprime par une sorte de figuration métaphorique de soi : l’âme (dit Joubert) se parle par images. Il recourt à une écriture de la variation, par la redéfinition d’une même idée, à travers des exercices de rumination (E. Tabet a d’ailleurs étudié la relation de l’écriture de Joubert à son alimentation, connexion déjà remarquée par Chateaubriand).

Opposé aux ouvrages bavards, à l’abus des mots, au langage superficiel, politique, manipulatoire, il vise une éthique de l’effacement, une parole émise à voix basse, sans éclat. Maurice Blanchot a été lui aussi fasciné par Joubert – dans la perspective de disparition élocutoire du sujet, à la suite de Mallarmé3, « reflet d’une parole impossible ».

Enfin, je ne peux me dispenser de noter que Joubert a habité à Villeneuve-sur-Yonne,4 à quelques jets de pierre de mon village natal. Il peut ainsi rejoindre, dans mon panthéon personnel, Colette et Restif de la Bretonne.

 

Emmanuelle Tabet, chargée de recherches au CNRS, est aussi l’auteur de Chateaubriand et le XVIIe siècle - Mémoire et création littéraire (Honoré Champion, 2002)

Bibliographie

  • Dossier revue Europe n° 983, mars 2011

  • Emmanuelle Tabet, article « La poésie du froid chez Philippe Jaccottet » (Imaginaire Nord)

Internet

 

1 Disponible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k704177.pdf

2 Cf la publication récente d’Emmanuelle Tabet : Méditer plume en main. Journal intime et exercice spirituel, Classiques Garnier, 2021

3 Mallarmé : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots » in « Divagation première relativement au vers », Vers et Prose, Perrin et Cie, 1893 (p. 172-194).

4 Joubert s’installe à Villeneuve après son mariage le 8 juin 1793 avec Adélaïde-Victorine-Thérèse Moreau de Bussy (info Wikipédia)

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