Chroniq’hebdo | De ma grand-mère, du Louvre, de la rue en colère et de la poésie
Pierre Kobel
Quand j’étais gamin, ma grand-mère, déjà largement sexagénaire, nous emmenait parfois lorsqu’elle allait faire des achats au « Bon marché » (c’était le magasin de madame de Gaulle !). Si elle protestait contre les gens qui ne lui laissaient pas leur place, mon père tempêtait contre elle qui revenait à l’heure du retour des travailleurs alors qu’elle avait le loisir de pouvoir choisir une plage horaire avec moins d’affluence.
J’y pense alors que je me rends au Louvre pour mon plaisir tandis que d’autres voyageurs autour de moi se pressent sans ménagement pour personne afin de d’aller à leurs obligations.
Si je m’agace de devoir jouer des coudes à mon âge plus avancé que ne l’était celui de ma grand-mère, c’est d’une part contre celles et ceux qui circulent les yeux collés à leur écran au lieu de voir les autres et d’autre part contre la gestion sans humanité des transports. Tout fonctionne par procédures, par automatismes et sans véritables relations. Il s’agit de gérer les hommes comme du bétail.
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Je suis retourné au Louvre pour une longue promenade dans l’aile Denon et particulièrement dans la Grande Galerie au milieu des tableaux des grands maîtres de la peinture italienne. Merveilles que ces portraits, ces scènes antiques, ces pietà et autres sujets bibliques qui me disent tant de l’humanité.
J’ai fait des photos. Photos de sculptures presque exclusivement, photos de détails : mains, visages, regards, traduction artistique aussi de cette humanité.
Ces visites seraient presque des échappées hors du monde si je n’étais confronté à la foule des touristes, aux groupes plantés au milieu du chemin sous la houlette d’un guide qui monopolise toute leur attention. Leur présence est un gage de succès et de vitalité du musée, mais elle est aussi une gêne quand ils s’agglutinent par centaines devant la Joconde et d’autres œuvres, les dévitalisant de toute résonance intime.
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Tandis que je m’attarde à évoquer mes loisirs, la rue crie son mécontentement contre le gouvernement après qu’il ait fait adopter sa réforme des retraites par la procédure du 49.3 et après l’échec des motions de censure à son encontre. Partout en France, des manifestations, des rêves, des blocages ont lieu pour dire le refus d’une augmentation de la durée de travail. Voilà une loi dont la nécessité ne semble pas évidente et surtout qui a été très mal « vendue » à l’opinion publique. La fragilité de la majorité à l’assemblée et le jeu des oppositions ont fait le reste pour conduire à la situation actuelle. Je traverse ces événements en observateur, sans en subir les conséquences du fait de mon rythme de vie. C’est un sujet que je n’ai quasiment abordé avec personne, là où je me serais montré actif et opposant, il y a une vingtaine d’années. Ce n’est pas par indifférence, c’est parce que je suis fatigué des entregents de politiques qui s’écharpent dans les médias et dans le théâtre de l’assemblée, mais qui se retrouvent dans le même microcosme en dehors. Qu’il y ait des parlementaires, des femmes et des hommes politiques sincères, je veux bien le croire, mais ont-ils encore les moyens d’appréhender la vie réelle ? J’en doute. Ils sont enfermés dans leur milieu, à l’abri de bien des contraintes, soumis à un emploi du temps qui les écarte d’autrui. Ce ne sont pas les quelques élu(e)s issu(e)s du monde ouvrier et de la petite paysannerie qui y changeront quelque chose. Pour la plupart, l’empathie, la compréhension, l’écoute qu’ils affichent ne relèvent que d’un apprentissage de la communication et de l’art de la manipuler. Ils les oublient dès leur retour dans le sérail des sphères du pouvoir.
Je ne saurais prendre leur place, je n’ai pas leurs compétences et je n’envie ni leur place ni leurs responsabilités, mais j’en arrive à ne plus les croire et à les trouver le plus souvent insupportables, toutes appartenances confondues.
Reste face à cette incompréhension, la montée de la violence des plus extrémistes. Violence qui tend encore plus les ressorts d’une société déboussolée et qui fait le jeu de ceux qui engrangent en silence le fruit de la situation. Je ne sais plus si j’ai peur de l’avenir. Peur pour les plus jeunes, pour mes petits-fils, oui ! Pour moi, je suis – encore une fois ! – entre la colère et l’envie de faire un bras d’honneur tant aux donneurs de leçons qu’aux profiteurs de tous horizons.
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Toujours présente dans mes jours et plus prégnante certaines semaines, la poésie. À quoi sert-elle ? Question récurrente. Elle n’est pour certains qu’un bel ornement qui permet d’agrémenter des réunions entre gens du même monde sans aller voir au-delà. Mais, j’y reviens souvent, elle a beaucoup plus à dire et à faire. Tandis que j’étais, il y a quelques jours, à la Maison de la Poésie pour une soirée de présentation de l’anthologie Frontières publiée par mes amis puis ce week-end en province, invité à lire mes textes dans le cadre du Printemps des poètes, je pensais à la poésie des femmes afghanes, à la poésie des Ukrainiens, à la poésie de mes amies syriennes, à toutes ces voix, toutes ces écritures qui tentent de briser le silence, de porter la révolte, de ne pas s’arrêter au désespoir. Je pense à André Laude dont les poèmes résonnent toujours dans mon univers poétique alors que le désordre de son existence l’a conduit à l’alcoolisme, à la misère et à la mort. Je sais que la poésie ne peut pas changer le monde. Elle me redresse et me tient debout quand je doute trop. Je n’ai qu’elle pour me sortir des murs physiques et psychiques qui m’emprisonnent, pour me donner le sentiment de tendre à un cosmos libérateur. Cosmos dans le sens d’un infini, d’un universel qui va au-delà de moi-même et des petites misères, qui permet de croire encore à un monde possible.
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