Ma grand-mère adorée
Simone Ferradou
De mes aïeux je ne peux parler que de ma grand-mère maternelle, je n’ai connu qu’elle. Du côté paternel, mon grand-père Claude Mallet est mort avant ma naissance. Je connais seulement son métier, ferblantier. Marie Mallet, sa femme, fabriquait des chapelets à domicile, je n’ai aucun souvenir d’elle.
La famille du côté maternel a dû fuir les Ardennes. En mai 1940, l’ordre d’évacuation de Charleville a jeté toute la famille sur la route de l’exode. Mes grands-parents, ma mère et son jeune frère étaient dirigés vers les Deux-Sèvres ou la Vendée. Ils sont arrivés un peu par hasard à Lezoux, petite ville auvergnate près de Clermont-Ferrand. Tant qu’ils étaient vivants, je n’ai pas eu l’idée de leur demander de parler de leur périple sous les bombes.
Une fois la famille installée à Lezoux, Robert, mon grand-père paternel est reparti à Charleville dès qu’il a pu. Il a pris froid en exerçant son métier de couvreur, il est mort en 1943 à Charleville.
Ma mère ardennaise réfugiée et mon père Auvergnat se sont mariés en 1941, ils partageaient la maison de ma grand-mère maternelle. Ma mère et elle ne s’aimaient pas. L’arrivée d’une jeune femme de 19 ans dans la maison où elle vivait avec son fils de 33 ans ne devait pas lui plaire. Elles se critiquaient mutuellement sur les façons de faire dans la maison, de s’occuper de moi qui suis arrivée très vite dans la famille.
Il ne me reste aucun souvenir des années passées à Lezoux, les rares photos n’évoquent rien.
De la fin de la guerre à 1953 j’ai passé les vacances d’été à Charleville dans les Ardennes chez ma grand-mère maternelle. Pendant les premières années, les traces de la guerre nous entouraient. Dans le quartier où nous habitions, les ruines jouxtaient les baraquements qui servaient d’habitations et de locaux commerciaux. Je ne connaissais la ville que sous ce jour, d’un côté la magnifique place ducale intacte et tout près, les ruines, les baraquements, habitations provisoires, petites, mais pleines de souvenirs heureux pour moi.
Pendant les trois mois d’été, le quartier, ruines comprises, était un merveilleux terrain de jeux. Je m’entends encore crier « Mémé, je vais jouer dans les ruines ». De ces jours lointains ne subsistent que des images de soleil, de tendresse et de rires. Du soleil, on peut en douter, du bonheur non.
Quelques années plus tard, les maisons ont été reconstruites. Le café tenu par ma grand-mère et son second mari, Lucien, a retrouvé une taille normale, les clients étaient toujours les mêmes, des ouvriers des petites entreprises environnantes, des Belges venant boire le Ricard sans eau. La petite fille brune aux yeux bleus que j’étais s’amusait à desservir les tables, éventuellement à laper un reste de vin et appréciait les pourboires.
Quelques fois, le dimanche, mon grand-père Lucien sortait sa voiture. Lucien était d’une gentillesse extrême, je n’ai pas compris tout de suite qu’il n’était pas mon « vrai » grand-père. Nous nous promenions sur les bords de la Meuse, ramassions des mûres et les jours de grande sortie, allions jusqu’à la frontière belge toute proche. Nous laissions la voiture avant la frontière et la passions à pied. En faisant quelques pas, nous passions dans un autre pays, les façades étaient différentes, les goûts aussi. Les adultes buvaient de grands verres de bière. Je me régalais des Spéculos que nous ne trouvions pas encore en France. J’en ai mangé des paquets entiers en lisant dans mon lit, un bonheur complet ! Ce gâteau est devenu ma « madeleine ». Je regrette qu’il soit devenu une friandise banale.
À Vichy, où mes parents s’étaient installés après la guerre, j’étais une petite fille seule, mes deux parents travaillaient, rentraient tard, s’entendaient mal. À Charleville j’étais attendue par ma grand-mère rieuse, bavarde. Je me sentais aimée. Mon plus grand plaisir était de la faire rire aux éclats. Elle essayait de faire grossir la maigrichonne que j’étais, tentait de transformer mes cheveux raides en magnifiques anglaises. Cela ne durait que le temps de la photo.
Il m’est difficile de décrire ce bonheur simple fait de petites choses, assister à la préparation d’une purée d’herbes pour les soupes de l’hiver, le chant du canari quand un morceau de viande cuit dans la poêle. Ma grand-mère rit même quand elle fait des bêtises. Elle a fait brûler une partie de la recette du café cachée dans le four de la cuisinière, une fois la surprise passée, elle a éclaté de rire, les billets de banque étaient partiellement brûlés, la banque pourrait les échanger.
Je ne la savais pas malade, insouciance de l’enfance ou chose non dite, je ne sais pas. Elle est morte l’année de mes onze ans. Je l’avais quittée en septembre, nous étions en mars. Je n’ai pas vraiment réalisé qu’elle était morte. Je n’ai pas le souvenir d’avoir pleuré. Charleville était loin de Vichy, je n’ai pas assisté à son enterrement. Ma mère a décrété que les enfants ne portaient pas le deuil, j’ai continué à porter mon manteau rouge vif. Ma grand-mère s’est transformée en fantôme. Le rouge est devenu pour moi la couleur du deuil, vingt ans plus tard, sans faire le choix consciemment j’ai suivi le corbillard noir qui emportait mon père, habillée d’un manteau rouge.