Ma grand-mère Augustine
Jacqueline Desmaretz
Ma grand-mère paternelle Augustine a porté jusqu’à la fin de ses jours son statut de veuve de guerre. Toujours en retrait, peu bavarde, elle vivait seule dans sa maison jouxtant le presbytère habité par un curé aussi taciturne que tyrannique régnant en despote sur un aréopage de veuves de la guerre 14-18.
Un dimanche de juillet à l’âge de 7-8 ans alors que j’étais en vacances chez elle, je me souviens de son effarement quand elle s’aperçut au moment du départ pour la messe du dimanche que je n’avais pas de chapeau ! Il était inconcevable à cette époque que les femmes, filles même très jeunes, se présentent à l’église tête nue, le curé ne le tolérant pas. En dépit de mes pleurs et avec grande honte, je l’accompagnai à l’église avec un chapeau ridicule prêté par une voisine. De ce jour, ma mère qui n’entretenait pas de relations des plus cordiales avec sa belle-mère refusa de m’envoyer seule chez elle. C’était donc en famille que je la revoyais chaque année pour la fête du 15 août. Je nous revois tous autour de la grande table ovale face aux portraits de mon grand-père et de mon arrière-grand-oncle mort lors de la conquête du Maroc, son costume de zouave déclenchant invariablement les plaisanteries. Augustine n’était pas fine cuisinière, le repas vite achevé, elle se calait, silencieuse, dans son fauteuil tandis que les conversations se poursuivaient oubliant sa présence.
Le premier janvier de chaque année c’est chez ma tante que toute la famille se retrouvait. L’ambiance était festive, ma grand-mère distribuait à chacune et chacun de ses petits-enfants les étrennes. Nous passions en file indienne devant elle pour recevoir d’abord quelques pièces et au deuxième tour un billet, les plus taquins tentaient bien de passer plusieurs fois, mais Augustine avait l’œil ! À la fin du repas, les adultes poussaient la romance et à la demande insistante de tous, notre grand-mère récitait alors la fable de La Fontaine « Le laboureur et ses enfants ». Je la revois pointant son index sur chacun d’entre nous « Travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds qui manque le moins... »
Quelques années plus tard, en vacances dans la famille de ma mère qui habitait le même village, je décidai d’aller à l’improviste rendre visite à ma grand-mère. Elle m’accueillit avec surprise. Durant le repas préparé ensemble, je la questionnais sur l’enfance de mon père et de ma tante, sur sa jeunesse, ses parents. Au fil des évocations, son visage s’animait, sa parole devenait fluide, douce. Puis, elle partit dans sa chambre et revint en tenant précieusement une grande boîte en métal vieilli. Des photos anciennes mais intactes accompagnées de commentaires défilèrent ainsi durant un temps indéfinissable. Les pommettes roses et les yeux pétillants, une grand-mère évoquait son histoire de vie à la petite-fille que j’étais. Je me rappelle avec quelle émotion je vivais ces instants de grande complicité. Quand elle a posé sa main sur la mienne, Augustine, si peu démonstrative, me confia les yeux humides : « il y a bien des années que je n’ai pas ouvert cette boîte ! ».
J’ai souvent repensé à ces instants de connivence avec mon aïeule, à cette rencontre intime, je n’en ai parlé à personne. C’était notre secret…
Quelques mois plus tard, alors qu’elle passait l’hiver chez ma tante comme tous les ans, Augustine s’éteignit doucement durant son sommeil.
Au petit matin en nous annonçant son décès, mon père a dit : « Grand-mère est morte comme elle a vécu, avec discrétion, sans bruit. On peut penser qu’elle n’a pas souffert ! ».