Tendresse inattendue
Anne-Claire Lomellini-Dereclenne
L’autre jour, je parlais à deux collègues d’une connaissance commune de notre milieu professionnel. Depuis presque 20 ans que je travaille dans le même secteur, je commence à connaître pas mal de monde… Il faut dire que le corporatisme de la formation des vétérinaires se prolonge par un même corporatisme dans les services administratifs et dans le corps, donc, des vétérinaires inspecteurs.
Ma très jeune collègue actuelle devait s’adresser à cette connaissance commune qui travaille dans un département différent du nôtre et qui se trouve être, pour moi, à la fois une collègue de promotion d’école vétérinaire et, en plus de cela, une collègue du ministère, que j’ai pu croiser professionnellement à diverses reprises dans ma carrière. « Croiser » dans le sens où nous avons travaillé ensemble.
Nous n’étions pas spécialement amies, d’ailleurs, ni ennemies, non plus, ni à l’école véto, ni même en tant que collègues de travail. Mais voilà, cela fait plus de vingt ans que nous nous connaissons. Nous avons suivi à peu près le même parcours, sommes devenues mères à peu près aux mêmes périodes et nous nous recroisons, finalement assez souvent dans le cadre de réunions ou de formations. Si l’amitié n’a pas été flagrante tout de suite entre nous, si elle ne l’est toujours pas, assurément_Et encore qu’est-ce que l’amitié ? A-t-on besoin de se voir tous les jours ou d’aller boire des coups régulièrement ensemble pour s’apprécier ? La définition de ce terme générique n’est-elle pas, finalement, très personnelle ? Qui est en droit de définir la procédure universelle de l’amitié, d’ailleurs ? Doit-elle suivre un chemin normé ? Ou au contraire s’adapte-t-elle aux caractères et aux protagonistes en présence ? Être démonstratif en amitié, est-ce un gage de sincérité ? Vaste sujet…_ il y a une familiarité entre nous, au moins générationnelle. Pour paraphraser Sartre qui disait « Avec Malraux, en quelque sorte, nous faisons époque », je dirais qu’avec S., en quelque sorte, nous faisons génération, nous faisons profession, nous faisons époque.
Bref, nous parlions donc de cette personne et, là, bizarrement, de manière totalement inattendue, ça m’a échappé. J’ai prononcé ces mots : « S. ? Oui je la connais bien, ça fait vingt ans que je la connais ! J’ai développé, je crois, une certaine tendresse pour elle, qui me semble réciproque, d’ailleurs ».
Cela n’a pas manqué de faire sourire mes collègues qui, attendries, m’ont même avoué « C’est joliment dit ». C’était vrai, mais, en général, ce genre de chose, je l’écris plutôt, d’habitude, me suis-je dit in petto. Mais cette fois-là les mots avaient franchi ma bouche et s’étaient déversés d’eux-mêmes, sans aucun contrôle de ma part, là, dans ce bureau encore ensoleillé d’une fin d’après-midi de septembre. Ils m’avaient prise par surprise. Leur force et leur sincérité m’avaient même étonné. Je crois que je me suis même dit « Ah oui ? Tiens, donc ! Tu as développé une certaine tendresse pour S ? Alors que tu te croyais en concurrence avec elle depuis toutes ces années ? ».
Eh bien oui, j’ai rendu les armes. Je l’aime bien cette fille. Et je n’écrirai même pas « je l’aime bien, finalement » ou « je l’aime bien quand même ». Parce que non, en fait, je crois que je l’aime bien, tout court, depuis le début, mais je n’avais juste pas suffisamment de maturité pour m’en rendre compte. Ou je n’avais pas eu l’occasion de m’en rendre compte, d’y penser, d’y réfléchir. Ces avis du quotidien semblent souvent sans importance jusqu’à ce que finalement, l’âge aidant, on se rende compte qu’un rien peut nous attendrir.
Ce jour-là, mes propres mots m’ont trahi. Ma bouche, mon cerveau ont devancé la conscientisation que l’on peut faire des choses et je me suis révélé à moi-même le secret bien gardé de mon subconscient. Je me suis surprise toute seule et je me suis finalement découvert une amie que j’avais déjà.
Et là était la meilleure des surprises.