Vendredi soir morose...Et puis deux anges à Kaboul….
Anne-Claire Lomellini-Dereclenne
Hier soir je n’avais pas vraiment le moral.
Une discussion avec une collègue qui mettait en exergue les petits stratagèmes mesquins tellement communs à tous les milieux professionnels m’avait pris toute mon énergie. En plus, je n’avais pas suffisamment avancé dans mon travail et a commencé à germer en moi cette sensation bien connue de mauvaise-fille-qui-n’arrive-pas-à-aller-au-bout-de-ses-objectifs. Bref, le nuage noir s’était installé au-dessus de ma tête, et, en plus de cela, c’était le dernier vendredi du « dry january ». Ce n’est pas que je sois une « soiffarde » en temps normal, mais l’abstinence pure et dure d’alcool pendant un mois représente une contrainte sociale pas toujours évidente à gérer alors qu’entre les vœux et les galettes, janvier n’est pas vraiment propice aux meilleures des résolutions, quoi qu’on en dise.
Passons, il faudra que je fasse un retour sur le « dry january » une fois que nous serons en février. Nous sommes encore en janvier pour quatre jours, et il convient de garder secrets tous ces tourments et anecdotes encore bien trop frais encore pour être divulgués comme ça sur la place publique.
Je n’étais pas dans la meilleure des dispositions, donc, si je peux m’exprimer ainsi. J’avais le cafard, envie de ne rien faire à part peut-être manger et puis aller me coucher. Pas facile à 46 ans, qu’en sera-t-il dans 20 ou 30 ans ? En plus du cafard, le remords autodestructif. Boucle infernale. Bon, impossible de me prendre en main, de faire ma gym quotidienne, de passer à autre chose. Ce n’est pas dans mon habitude, mais je n’y pouvais rien. Cette humeur morose m’avait totalement englobée et recouverte comme une gangue collante de laquelle je n’arrivais pas à sortir. Cela me demandait trop d’effort. Il fallait attendre, donc, que le maléfice s’éteigne de lui-même.
Après avoir fait le tour des diverses propositions de séries ou de films peu alléchants des plateformes télévisées qui sont devenues nos coins du feu fades et aseptisés de ce millénaire si prétentieux, je tombais par hasard sur un documentaire intitulé « Avoir 20 ans en Afghanistan à l’époque des talibans ». L’ayant pris en cours de route et je tombais sur une scène de manifestation de femmes voilées, mais le visage découvert, qui se faisaient traiter de pu*** par des hommes dans la rue. La caméra suivait ensuite plus particulièrement deux jeunes femmes, esthéticiennes, et très belles aussi, qui n’avaient pour ambition que de vivre une vie de normale dans leur pays. On les voyait se brosser, se maquiller, se faire belles entre elles, s’inscrire dans une école de conduite dans laquelle on refusait de leur délivrer des cours parce qu’elles n’étaient accompagnées ni de leur mère ni d’un homme. On leur précisait également que ça ne servait à rien d’apprendre à conduire, car les femmes n’ont désormais plus le droit de conduire en Afghanistan. Ensuite, on les voyait pleurer dans le taxi en apprenant que selon une nouvelle loi, les femmes de plus de 12 ans ne pourraient plus suivre des cours en études supérieures. Deux réflexions : On est femme à 12 ans ? On fait des études supérieures à 12 ans ? Le documentaire ayant été réalisé sur une année complète, on les retrouvait quelque temps plus tard dans un taxi. Elles tentaient d’apprendre à conduire, en riant, dans un quartier éloigné de Kaboul duquel on leur avait dit que les talibans n’y étaient guère présents. Le jeune homme-taxi avait pris des risques, il leur apprenait les rudiments de la conduite à tour de rôle.
Et puis, finalement, elles s’amusent. Elles y arrivent. On voit leurs yeux si beaux soulignés d’un trait d’eye-liner, leur teinte noire, magnifique. On se dit que ces jeunes femmes sont incommensurablement belles alors qu’« on » voudrait les cacher sous cette immonde burqa bleu délavé qui cache les traits du visage derrière une sorte de grillage affreux. Comme un oiseau en cage. On n’accepterait pas de traiter un animal comme cela. En Europe, on n’a pas le droit de « placer un animal dans un environnement qui n’est pas compatible avec les impératifs biologiques et physiologiques de son espèce ». C’est inscrit dans la loi et c’est pénalement répréhensible. Dans cette contrée, les femmes sont parquées, terrorisées, malmenées, elles ont peur tout le temps. Elles doivent rester des choses, des choses sexuelles, des bonnes à tout faire dont le périmètre autorisé ne dépasse pas les limites de la maison. Comment accepter cela ? Comment laisser des peuples se comporter d’une telle manière sur notre planète ?
Le documentaire se termine. Les deux jeunes femmes sont parties, elles ont eu de la chance, on sait que d’autres n’obtiennent pas de visas ou n’ont pas suffisamment d’argent pour franchir le pas. Elles laissent derrière elles des parents, des amies, un pays. L’une est à Hambourg, l’autre à Paris. Elles doivent recommencer, apprendre une nouvelle langue, supporter le manque de ce pays qui, malgré tout, les fait cruellement souffrir. « La lumière de Kaboul et même sa saleté me manquent », dira l’une d’elle. Elles pleurent tous les jours. C’est pas facile de ne pas être dans son pays. Mais c’est toujours mieux que d’être considéré comme une sous-catégorie d’être humain. Même pas une chose. Au moins les choses ne pensent pas, les choses ne souffrent pas, les choses ne rient pas.
Elles, elles rient. On les voit, dernière image, rire dans une fête foraine, puis pleurer et rire à nouveau.
Moi, autant dire que mon cafard était alors parti. La gangue collante du mal-être de celle qui mène une vie tranquille en pays occidental avait fondu d’elle-même.
Une vraie révolte triste l’avait remplacé.