Spleen
Anne-Claire Lomellini-Dereclenne
J’essaie d’apprendre des vers de Baudelaire. La nuit dans la solitude de mes insomnies, je lis et j’imagine un ciel bas et lourd, un jour noir plus triste que les nuits, une terre humide comparable au cachot. Quand le jour se lève enfin et que j’émerge d’un sommeil de reprise, celui qu’on attrape à cinq heures quand le réveil sonnera à six, celui qui ne nous plonge pas dans un abîme d’oubli réparateur, mais qui au contraire fait revivre les soucis. Quand le jour se lève enfin après cette nuit difficile, la pluie, la pluie étalant ses traînées dessine les mêmes barreaux d’une vaste prison, celle même décrite en ses vers par cet auteur fatigué. Lassé, de cette société qui ne comprend pas son mal-être et qui semble murmurer ses vers à mon oreille.
Émergeant de cet abîme sombre, la plante vivace en pot reprend des couleurs à l’air du matin, au contact de la bruine fouettant les joues, troublant la vue, étalant en grandes flaques de couleur les lumières de la ville qui s’éveille. Le scooter salvateur offrant cet interlude revivifiant par-delà les quartiers permet en un instant un décollage au-dessus du marasme. Volant entre les immeubles haussmanniens, bien aisés sur mon nuage mobile, une douceur fraîche enveloppe mon ennui, le sourire apparaît, la bouche s’élargit. Sur mes traits apaisés et malgré les cernes du trop peu-reposé, je me revivifie, je me réconcilie. Mais je le sais, le spleen, m’accompagnera toute la journée. Toute la journée, ces vers de Baudelaire hanteront mon esprit. J’essaierai de les retrouver, reviendrai sans cesse à ce carnet noir où je les ai notés et immortalisés comme un trésor sucré. Dix fois, cent fois, entre deux réunions, et dix mille échanges. S’accrocher aux vers, répéter sans cesse une mélodie, entendre les mots résonner et savourer leur refrain. S’évader par l’esprit quand trop de comédie, trop de jeu, trop de courtoisie me pollue l’esprit. Et puis enfin, tenir, embrasser, mais trop peu, les vrais, ceux qui comptent. Échanger pour de vrai, capter l’attention du réel, sans fard, sans hypocrisie.
Pour finir, s’endormir enfin, lassée et fatiguée, retrouver ce spleen, et terrasser l’abîme.
Charles Baudelaire
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
– Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.