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Grains de sel
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28 mai 2022

L’école de mon enfance : un bonheur partagé par nos modestes instituteurs

 Abdelazziz Ben-Jebria

 logo_nos_ecolesJ’avais presque six ans le 20 mars 1956, jour de l’indépendance de la Tunisie. C’était une date historique pour la nation tout entière. Mais c’était aussi, pour moi particulièrement, un mémorable souvenir, un remarquable évènement, et une date marquante qui coïncida fortuitement avec mon 6anniversaire, donc avec ma première année scolaire à l’école de mon village natal, Ksibet-Sousse (سوسة (قصيبة.

C’était la même école qu’avait fréquentée mon père, un espace formidable auquel je restais vitalement attaché, et je demeurais fidèlement reconnaissant, pour mon imprégnation intellectuelle, mon épanouissement culturel, et ma réussite professionnelle. C’était en effet dans cette école que nos instituteurs, sous l’impulsion de Bourguiba, nous dévoilaient des horizons illimités, et nous stimulaient à devenir les leaders et les bâtisseurs de cette Tunisie nouvelle. C’était le rêve insoupçonné, l’obsession permanente, la préoccupation constante, et la détermination incessante du combattant suprême, Habib Bourguiba, comme il aimait s’appeler, sans d’ailleurs se gêner, car il le pensait réellement et sincèrement.

 20220528gds-mem-abenjeb_lecole_de_mon_enfance_cpEn cette première année de l’indépendance, le premier jour d’école fut, pour ma génération, un évènement heureux dans notre vie villageoise, car nous nous fûmes retrouvés fraternellement ensemble, pauvres et moins pauvres, infirmes et valides, dans l’école de notre enfance, proprement habillés et respectueusement présentables devant nos instituteurs. Mes camarades de classe et moi étions particulièrement fiers, à Ksibet-Sousse, d’accompagner presque tous les matins, notre maître bien-aimé, *Si Chadli Regaya, en parcourant avec lui les 500 m du chemin qui séparaient sa petite maison de l’école ; et ce faisant, on se relayait à porter son lourd cartable qui était toujours rempli de nos petits cahiers de classe. Nous l’aimions joyeusement et il nous adorait réciproquement.

Et en cette année 1956, la Tunisie compte à peine 3 millions et demi d’habitants, mais dont la moitié ont moins de 20 ans. Et comme le montre la photo de fin d’année scolaire (1956-1957), nous étions en effet assez nombreux dans ma classe élémentaire du cours préparatoire (CP), avec un total de 45 élèves du village : 33 avaient l’âge normal de scolarité (6 ans) ; et une douzaine d’autres, plus âgés (9 à 11 ans), n’avaient pas pu commencer à temps leur enseignement dans un établissement scolaire laïc, mais l’appel incessant de Bourguiba les avait forcément convaincus de suivre la marche du train, et de se joindre à nous pour apprendre, s’instruire, se former, s’éduquer, et se cultiver. C’était là où se cachait la difficile épreuve du challenge, mais c’était aussi dans cette jeunesse où résidait la grosse richesse et le grand investissement de la nouvelle Tunisie : une jeunesse éduquée, assoiffée du savoir, et tournée ambitieusement vers l’avenir.

 Cependant, il y avait cette année-là deux petites écoles primaires à Ksibet-Sousse ; une ancienne, la mienne, celle des garçons, qui existait depuis le protectorat français, et une fraîchement-nouvelle qui fut construite rapidement juste à l’indépendance, pour les filles. En effet, pendant cette année-là, et les quelques années qui avaient suivi, les filles et les garçons faisaient école à part, mais pas pour longtemps. C’était un réel départ en douceur, avec une approche de connaissance pragmatique, une action pédagogique à répétition, et une démarche temporellement progressive. C’était un paradigme, cher à Bourguiba, qu’il utilisait pour roder les parents conservateurs à jeter du lest, et à se familiariser avec une société moderne en pleine mutation des mœurs ; et ce faisant, il avait finalement réussi, avec l’engagement d’un certain nombre d’éducateurs, à les convaincre pour admettre que l’éducation de leurs filles ne pouvait être que bénéfique pour elles-mêmes, pour leurs familles, et pour le pays.

 J’aimais sincèrement et profondément mon école primaire qui était, pour moi, tout simplement un lieu où j’apprenais d’abord à lire, à écrire et à calculer, puis à réciter des poèmes et à rédiger progressivement de petits et grands textes, en arabe (تحرير، ٳنشاء), des courtes rédactions et des longues dissertations, en français. Ce n’était pas un lieu pour réussir quoique ce soit, car je ne connaissais pas le sens de ce verbe pendant la candeur de mon enfance ou de mon adolescence, à part peut-être devancer mes camarades dans les notes de classe, à la manière de nos sauts en hauteur, de nos courses à pied, ou de nos matchs de foot.

 Je prenais donc tous les jours, comme mes camarades, le chemin de l’école avec le plaisir naturel, pour le loisir enfantin, et par enchantement magique, à la recherche de ces nouvelles connaissances sans me poser trop de questions. Naturellement, je m’appliquais à répondre aux attentes de mes maîtres d’école, et surtout à satisfaire les expectatives de mon père qui était sévèrement exigeant, mais tout de même fièrement reconnaissant de mes résultats ; alors que ma gentille petite mère se souciait plutôt de ma maigreur qu’elle attribuait à l’accumulation de mes diverses activités journalières alternées entre mon école bien-aimée, les matchs de foot de mon quartier, et la campagne de nos oliviers.

 Je me souviens encore que tous les élèves reçussent gratuitement les trois simples outils de base scolaire : les livres de lecture, les cahiers d’écritures, et les ardoises de pratique. C’était le juste nécessaire, mais c’était suffisant, pour apprendre à lire, à écrire, et à compter. Mais, lorsque je vois, aujourd’hui, les enfants se donner de la peine à trimballer de lourds cartables bourrés de produits pseudoscolaires commerciaux, chèrement payés, je me pose la question sur leur justification, leur utilité, et leur efficacité pédagogiques pour les enfants de l’école primaire ?

 20220528gds-mem-abenjeb_lecole_de_mon_enfance_terminaleEt enfin, je me rappelle et je mémorise encore le fameux poème, « La Veuve qui Allaite » (الأرملة المرضعة) de Maârouf Arrasafi (1875-1945), qui était connu pour être un poète de la liberté, et qui s’était distingué par ses audacieuses opinions politiques à travers la littérature iraquienne moderne. Son plaidoyer pour le développement est clairement exprimé lorsqu’il écrit que « le peuple ferait mieux de s’activer au développement de son futur que de se lamenter sur l’historique de son passé » ; et son regard sur la misère sociétale, qu’il attribuait en partie à l’impérialisme britannique, s’imprime émotionnellement dans ce triste, mais joli, poème, « La Veuve qui Allaite ». D’ailleurs, ce récit est tellement pognant que nos maîtres d’école nous encourageaient à le déclamer dans une sorte de compétition vocale d’oration théâtrale.

 Je termine donc avec ces quelques vers de « La Veuve qui Allaite » que je traduis à ma propre guise ; je suis presque certain que les 34 survivants, des 45 copains de ma première classe, de l’école de mon enfance, le mémorisent encore sans aucune hésitation ; et je conclus finalement avec l’exposition de la dernière photo de ma classe terminale qui était moins dense que la première avec ses 45 garçons, et assez bien mixte avec ses propres 23 garçons et 10 filles.

 Je l’ai croisée, sans l’avoir souhaité*** Elle marchait lourdement, elle trimballait son bébé
Minablement vêtue, elle traînait pieds nus***Les yeux larmoyaient ses joues en pleine crue
À force de pleurer son sort, ses larmes rougissent***À force d’anémier son corps, ses joues pâlissent
La mort lui fait peur, la misère la fait blêmir***La détresse la fait gémir, et le chagrin la laisse flétrir

 لقيتها ليتني ما كنت ألقاها *** تمشي و قد أثقل الإملاق ممشاه

أثوابها رثة والرجل حافية *** والدمع تذرفه في الخد عيناها

 بكت من الفقر فاحمرت مدامعها *** وأصفركالورس من الجوع محياها

الموت أفجعها والفقر أوجعها *** والهم أنحلها والغم أضناها

 *En Tunisie, le terme « Si » est un raccourci du mot « Sidi » qui signifie « Monsieur » ; il est souvent employé pour s’adresser respectueusement à un homme plus âgé. Pareillement, pour une femme, ça dépend des régions ; mais à Ksibet-Sousse, c’est souvent le terme « Dada » qui est employé respectueusement pour « Madame ».

 

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