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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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22 juin 2022

Cours complémentaire

 Francine Lechevretel

 logo_nos_ecolesLe Cours complémentaire fut providentiel pour moi puisqu’il m’ouvrit la porte des études à une époque où l’obligation scolaire s’arrêtait à quatorze ans. Comme beaucoup de gens appartenant aux classes populaires, mes parents ignoraient tout de l’enseignement secondaire. C’est parce que le Cours complémentaire se trouvait dans la petite ville où, par hasard, mon père venait d’acquérir un garage de tôlerie automobile que j’ai pu bénéficier de la démocratisation de l’enseignement qui commençait à devenir effective dans ces années-là. L’établissement qui m’accueillit en 1959 allait devenir Collège d’Enseignement Général peu de temps après.

Sitôt entrée en sixième, j’ai consacré tout mon temps libre à mon travail scolaire — ma mère m’avait dispensée de l’aide aux tâches ménagères que je lui apportais jusqu’alors. Je m’installais sur la grande table carrée de notre cuisine et je me plongeais avec délice dans ce qui était devenu mon univers : l’étude. Tout m’intéressait, j’avais tant à apprendre. Certes, j’étais déçue de ne pas apprendre le latin comme mon amie Sophie entrée au Lycée d’Avranches, mais il ne fallait plus y penser. L’année précédente, lorsque l’institutrice de l’école communale avait proposé mon entrée en sixième dans le même établissement que mon amie, le prix du trousseau et de la pension s’était révélé tellement élevé pour le budget familial qu’il avait fallu y renoncer. Ici – merveille ! – l’externat était gratuit.

 20220622gds-mem_frlech_cours_complementaire_bulletinÀ la fin du premier trimestre, j’ai découvert la cérémonie de remise des bulletins. On réunissait toutes les classes dans le réfectoire, on ajoutait une vingtaine de chaises pour les externes puis la directrice, une toute petite femme perchée sur ses hauts talons, arrivait avec ses registres sous le bras. Nul besoin pour elle de réclamer le silence. L’angoisse se lisait sur le visage de chacune. Elle s’installait sur l’estrade, nous dominant toutes ; elle pourrait ainsi avoir bien en face d’elle chacune de ses élèves. Traditionnellement, elle commençait par les classes de sixième. Stupéfaite, je l’entendis appeler mon nom, j’étais première de ma classe ! Je sautai de ma chaise, tout sourire, mais, au fond, me demandant où était l’erreur. Visage avenant de l’enseignante. Excellente moyenne ! Félicitations !

Ensuite, le commentaire des bulletins des autres classes a duré trois heures et mieux valait être félicitée que réprimandée par la directrice ! Elle ne tolérait aucun relâchement et le faisait savoir haut et fort devant toutes les élèves réunies. Elle menaçait d’exclusion toutes celles dont elle jugeait les résultats insuffisants. Beaucoup fondaient en larmes.

 Quand mon bulletin est arrivé par la poste, ma mère l’a lu, puis relu, heureuse et fière. Mon père ne m’a pas félicitée, mais, impressionné par mes notes en géométrie et en dessin, il est rentré un midi et m’a dit « Tiens » en sortant de la poche de son bleu taché de cambouis un petit étui en similicuir ocre. À l’intérieur, deux compas très précis, une pointe sèche et quelques petits outils supplémentaires. J’ai eu un pincement au cœur en remarquant que c’était un achat coûteux. Il s’intéressait donc à mes études lui aussi ?

 Après les vacances de Noël, toutes les élèves paraissaient me connaître et on m’adressait la parole comme à une vieille connaissance. Aussitôt, je me suis sentie comme un poisson dans l’eau. Ma vie s’organisait autour du Cours complémentaire. J’y retrouvais mes amies internes qui vivaient claquemurées dans l’austère pensionnat. Après les cours de l’après-midi, je me rendais à l’étude. Elle n’était pas obligatoire pour les externes, mais je tenais à faire mes devoirs en compagnie de mes camarades, dans un lieu réservé au travail scolaire.

 Souvent, les deux heures d’étude ne suffisaient pas pour venir à bout de tout notre travail. On nous en donnait vraiment beaucoup. J’étudiais donc aussi à la maison le soir, les jeudis et les dimanches, le samedi étant un jour de classe comme les autres. On voulait faire de nous des travailleuses infatigables, capables non seulement de suivre un enseignement secondaire – nous avions le même programme que les lycéens du premier cycle, les langues anciennes exceptées – mais aussi de compenser ce que nos familles modestes ne pouvaient pas nous apporter sur le plan culturel. La directrice savait nous rappeler que la réussite des enfants du peuple était à ce prix. Nous n’aurions pas de deuxième chance.

 Nos professeurs étaient majoritairement des femmes, dévouées, énergiques et pédagogues. Malgré leur sévérité, elles savaient se montrer proches de nous. Acquises aux valeurs de la République et arrimées à la réussite des enfants des classes populaires, elles étaient choisies parmi les meilleures sortantes de l’École Normale d’Institutrices. C’étaient des femmes jeunes, élevant leurs enfants en même temps qu’elles assuraient leurs trente heures de cours et corrigeaient un déluge permanent de copies. Celles qui étaient célibataires allaient à Caen, parfaire leur formation. Nos enseignantes et leurs collègues du Cours complémentaire de garçons avaient même trouvé le temps de créer un ciné-club. La première œuvre projetée, Le Sel de la Terre, était unfilm américain de Herbert Biberman dont l’héroïne, Esperanza, défendait à la fois les droits des ouvriers et les droits des femmes. Quant à notre directrice, elle enseignait elle aussi, tout en assurant le secrétariat, l’intendance et une discipline de fer. On n’ignorait pas qu’elle avait perdu deux de ses enfants sous les décombres du Débarquement de 1944, survenu sur le littoral proche.

 En ma qualité d’externe, je passais plusieurs fois par jour dans le hall de l’établissement où se trouvait un immense tableau d’affichage recouvert de photos en noir et blanc. Elles représentaient d’anciennes élèves dans leurs activités : fêtes gymniques, représentations théâtrales, chorales. Sur l’un de ces clichés, je remarquai douze jeunes filles avec chacune un violon et un archer dans les mains : c’était la classe de violon d’avant-guerre. Mais les obus de 1944 avaient fracassé les beaux instruments et cette classe n’avait jamais été rétablie. Quel dommage ! En revanche, nous avions pour professeur un authentique musicien, pianiste confirmé, rétribué non pas par l’Éducation nationale, mais par la caisse de l’établissement. Je chantais dans la chorale qu’il dirigeait de main de maître. Il voulait nous faire partager sa passion pour la musique, mais il n’avait jamais appris à tenir une classe. Nous en profitions pour le chahuter et nous nous moquions de sa mobylette pétaradante. J’apprenais mon solfège, mais en cours, par peur d’être rejetée par mes camarades, je bavardais comme elles. Pourtant j’aimais son enseignement, ses connaissances et les morceaux qu’il nous jouait au piano. Je nous en voulais de dédaigner un apprentissage aussi précieux. Il apportait ses propres disques et c’est ainsi que j’ai découvert Mozart et Chopin, Rimski-Korsakov et sa Shéhérazade, Dvořák et sa Symphonie du Nouveau Monde. Il nous apprenait des chansons de Francis Poulenc et nous chantions Copacabana de Darius Milhaud au rythme des maracas qu’il mettait à notre disposition.

 20220622gds-mem_frlech_cours_complementaire_chorale

  Par un jour d’hiver et de ciel bas, il nous a fait écouter des Negro-Spirituals qui m’ont complètement bouleversée. Je me suis sentie traversée de part en part par la beauté des mélodies et des rythmes que jamais encore je n’avais entendus. Profondes, les voix charriaient avec elles une force qui m’a laissée muette, immobile, comme pétrifiée sur mon siège. Elles ont résonné plusieurs jours dans ma tête et je ne devais jamais les oublier.

 À la maison, tout se passait dans la cuisine où il n’y avait qu’une seule table. Avec mes livres et cahiers étalés, j’en occupais presque la moitié, sur l’autre partie ma mère épluchait les légumes, préparait les repas. Elle ne me parlait jamais quand j’étais en cours d’exercice ; nous échangions quelques phrases quand je passais d’un travail à un autre. Un jour, mon père, rentrant plus tôt que d’habitude, nous considéra toutes les deux, chacune à nos occupations sur la même table.

 « Ça peut pas durer comme ça, dit-il, d’un côté les légumes, de l’autre les cahiers ! Il lui faut une table pour elle toute seule, là, devant la fenêtre. Comme ça, elle pourra y laisser ses affaires d’école au lieu de les déménager à chaque fois qu’on mange. »

 Ma mère refusa net. Alors mon père, s’adressant à moi :

 « En deux temps trois mouvements, je te soude un cadre avec des tubes métalliques. J’en ai en stock. Après, j’ai plus qu’à demander à mon copain menuisier de me donner une plaque de contreplaqué à fixer dessus… Y a pas plus simple ! »

 Au bord des larmes, Maman a fini par accepter. Soudain, j’ai compris son refus. C’était une satisfaction pour elle de me voir étudier, là, juste devant elle et j’allais maintenant lui tourner le dos…

 Pourtant, j’ai choisi la table solo, dans la pleine lumière de la fenêtre.

 

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N
Grande émotion à vous lire. Beaucoup de moments remontent dont le père taiseux qui pourtant suit en retrait et aime sans dire. Merci
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