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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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26 juin 2022

Université 70

Francine Lechevretel

logo_nos_ecolesDans les années post 68, l’université de Caen où j’étudiais restait houleuse et rapidement inflammable. Il y avait toujours un conflit en cours, un combat à mener. Les assemblées générales demeuraient nombreuses et drainaient beaucoup d’étudiants. En décembre 1970, on nous annonce une A.G. qui portera sur deux sujets : « Les Black Panthers aux États-Unis » et « La libération de la femme ». C’est une première et je m’y empresse. Jamais, en mai 68 ou après, la question des femmes n’a été abordée.

À quatorze heures, le Grand Amphi de Lettres est déjà comble, lourd de fumée. Les étudiants gauchistes – une quarantaine environ – sont massés autour de l’immense bureau professoral, les uns debout, les autres sur des chaises ou encore, assis sur l’estrade ; rien que des garçons. Le débat commence, il est d’abord question des Black Panthers : des membres de leur comité de soutien en France exposent l’histoire de leur mouvement, ses objectifs, ses difficultés. C’est clair et intéressant, l’admiration pour ces militants hors pair est palpable. Les questions sont nombreuses et le temps passe ; il est déjà dix-sept heures. On dirait que « la libération de la femme » est passée à la trappe.

Soudain, des derniers bancs de l’amphi, une étudiante se lève et déclare « Je suis moins admirative que vous, l’un des Black Panthers que vous citez bat sa femme et la séquestre. »

Tollé indescriptible ! Insultes, cris, trépignements, énorme cacophonie d’où émergent des « C’est une folle ! », « Dehors ! », « Facho ! », « Sortez-la »…

En définitive, il apparaît que l’étudiante qui a lancé cette accusation appartient au petit groupe convié pour aborder le thème de « La libération de la femme ». Elles sont quatre, venues de Paris, et elles attendent depuis quatorze heures le moment de leur intervention. Les esprits se calment un peu et il est décidé, à presque dix-huit heures, de passer au second point de l’A.G. Les étudiants qui squattent le bureau magistral invitent les quatre féministes à venir sur l’estrade et à prendre le micro.

Le débat peut avoir lieu dans la salle. L’estrade est bondée et nous n’avons pas besoin de micro, dit l’une d’elles qui s’avérera être Antoinette Fouques, encore inconnue.

Pourquoi ? T’as peur ?

Hé ! Les gars ! Cocotte a peur du micro !

Normal, c’est un symbole phallique ! poursuit un autre pas mécontent de sa sortie.

Rires égrillards à n’en plus finir. Les réflexions misogynes vont bon train, sans le moindre complexe.

De toute façon, reprend un autre assis sur l’estrade, il n’y aura pas de libération de la femme dans la société bourgeoise !

Votre libération passe nécessairement par la révolution prolétarienne !

Il faut du temps pour que le bruit s’atténue et que l’une des quatre invitées puisse reprendre la parole :

Que les étudiantes qui veulent discuter avec nous nous retrouvent à la sortie B, nous allons nous réunir dans une autre salle. J’insiste : ce sera non mixte.

Nouveau tollé aussi indescriptible que le précédent. On entend :

Non mixte ? Vraiment ?

Tu rigoles ?

Hors de question ! On y va à ta réunion !

La libération de la femme passe par nous, révolutionnaires !

Pour qui tu te prends ?

La révolution réglera automatiquement le problème de la femme !

Mal baisée !

Sans nous, vous n’êtes pas capables d’avoir une ligne politique juste !

Des gouines, les gars, des gouines !

Tu veux que je te montre ?

20220626gds-mem_frlech_universite_70

Elles sortent dans le fracas des invectives et je les suis. À la sortie B, nous sommes une vingtaine d’étudiantes à vouloir nous réunir et déterminées à rester entre femmes.

Allons en salle 508, j’ai la clé, dit l’une d’entre nous.

Nous montons les cinq étages, suivies d’un groupe d’étudiants mâles très énervés. Nous entrons dans la salle 508 où ils veulent absolument pénétrer malgré notre résistance.

Nous voulons parler entre nous sur des sujets qui nous sont propres.

Laissez-nous !

On a le droit de se réunir !

Si on vous laisse entrer, il n’y en aura que pour vous.

Vous monopolisez la parole !

Finalement, nous réussissons à fermer la porte à clé, nous dedans, eux dehors et furieux. Ils frappent à coups de poing sur la porte dont les deux ventaux s’incurvent dangereusement. Ils nous répètent que nous ne pouvons rien faire sans eux, que nous sommes des connasses irresponsables et qu’ils ne nous lâcheront pas. Et cela dure… Allons-nous réussir à la tenir cette réunion entre filles ?

Enfin, de guerre lasse, ils renoncent, disant avec un dernier coup de poing rageur sur la porte : « On attend que vous nous donniez une ligne politique juste ! »

Nous rapprochons les tables et nous installons autour.

Leur réaction ne nous surprend pas, dit Antoinette, à Nanterre et à Vincennes, nous avons été accueillies à chaque réunion par vingt ou trente étudiants, au coude à coude, qui scandaient : « Le pouvoir est au bout du phallus ! »

L’information nous sonne. Est-ce que vraiment nous partons d’aussi loin ? Est-ce qu’ils n’ont pas le même âge que nous ?

Souvenez-vous, en mai 68. Qui tournait la ronéo ?

Qui faisait le café et les sandwichs ?

Qui occupait la fac la nuit…

À portée de main pour le repos du guerrier ?

Et qui la fermait pendant les AG ?

Vous n’avez pas besoin de nous pour discuter de vos problèmes spécifiques, dit Antoinette. On est deux à avoir des enfants et on doit rentrer à Paris.

Non, nous n’avons pas besoin d’aide pour aborder les sujets qui nous tiennent à cœur et nous révoltent. Muettes dans les AG, nous avons toutes quelque chose à dire. Les propos fusent. Tout y passe. La contraception d’abord, les médecins qui ne veulent pas prescrire la pilule aux femmes non mariées. Les adresses de ceux qui acceptent. Les noms des pharmaciens qui ne font pas trop la gueule pour la délivrer.

Impossible d’avorter ailleurs qu’à l’étranger !

Qui connaît une filière pour l’Angleterre ?

Pour la Hollande ?

Combien, le prix ?

J’ai vingt ans, je ne suis pas majeure, je fais comment ?

Dans ma famille, j’étouffe ! Tout ce que nos mères acceptent et aimeraient nous voir accepter !

Les tâches domestiques qu’elles se coltinent, même quand elles travaillent.

Les grossesses comme s’il en pleuvait ! Pas moyen d’y échapper.

Jamais le choix. Tout encaisser et ne rien dire !

Je suis d’accord, mais mon copain ne veut rien entendre…

Tu n’as pas besoin de lui, largue-le !

Cette réunion sera la première d’une longue série, le « Groupe femmes » de l’université était lancé — un parmi beaucoup d’autres dans le pays. Les maoïstes continueront de ferrailler à propos de la non-mixité de ces rencontres et ils enverront certaines de leurs militantes surveiller ce qui s’y passe et rapporter ce qui s’y dit.

Nous allions réclamer la contraception pour toutes, participer aux grandes manifestations en faveur de l’avortement libre et gratuit, jusqu’à la loi Veil, suivre le procès de Bobigny contre la pénalisation de l’avortement, puis celui d’Aix-en-Provence, contre le viol, deux procédures où Gisèle Halimi allait se monter grandiose, exceptionnelle, nous donnant foi en nous-mêmes, en notre énergie, en notre force.

Internet

 

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Commentaires
A
C'est une histoire de "grande" école . En ce temps là, je fréquentais l'université de Caen. Pas celle-là, mais le collège universitaire de droit de Rouen qui était rattaché à l'université de Caen. On se sentait un peu inféodés à Caen . . .surtout quand il fallait se déplacer pour aller passer les épreuves orales à Caen. Amicalement Daniel V
Répondre
N
J'imagine ô combien quand ces acquis sont remis en question, ce que vous pouvez ressentir... Hélas, rien n'est jamais acquis pour toujours ! Merci pour ce témoignage fort.
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