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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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18 janvier 2023

Mes grand-mères

Joël Campagne

 J’ai 76 ans, je suis né à Roubaix, et j’ai vécu presque toute ma vie dans cette ville, ou dans ses proches environs. Je suis, comme on disait, un « roubaigno ».

 

logo_nos_aieuxMes deux grand-mères habitaient la même rue, la rue du Pile Roubaix. Personnellement, je n’ai jamais connu ma grand-mère maternelle. Par contre, je me souviens très bien de la mère de mon père, une petite femme tranquille et un peu simple à maints égards.

Ma grand-mère maternelle, « Mémère la Noirte », mes sœurs aînées l’avaient bien connue, elles ne l’aimaient pas, et ronchonnaient quand il fallait aller lui rendre visite. C’était une femme méchante, qui avait beaucoup battu ses enfants. Cécile, sa fille aînée, ma mère, avait été battue souvent. Heureusement, elle avait un père gentil, un peu à l’image du père de Poil-de-Carotte. Il était beaucoup plus âgé que sa femme, dont il était tombé amoureux sur le tard. Pour elle, il avait quitté son métier, et sa vie de saltimbanque, de clown-trapéziste dans un cirque itinérant en Belgique. Il l’avait suivie à Roubaix, et travaillait comme ouvrier en usine, dans le textile1.

Quand Cécile rencontre mon père Jules, elle a à peine 17 ans, très vite elle « tombe enceinte » et après son mariage, le jeune couple vit chez ses parents à elle. De suite ma grand-mère est désagréable, jalouse de sa fille. La vie était devient tellement glauque pour les jeunes mariés que Jules tombe malade, et est hospitalisé. L’hospitalisation dure.... Un jour Cécile va le voir à l’hôpital et lui demande : « Et si je trouve une chambre comme ça pour nous deux, tu ne seras plus malade ? »  Aussitôt dit, aussitôt fait, elle trouve une chambre meublée, au-dessus d’un bistrot, rue d’Estaing, au Pile, une rue qui donne sur le canal2. Ils étaient heureux. Pour emménager, ma mère fait son premier achat pour le ménage : six mouchoirs ! Elle chantait alors : « Et c’est au sixième qu’on s’aime, qu’on s’aime… ». Après son départ de la maison familiale, Cécile a continué à venir voir ses sœurs et sa mère continuait à lui chercher des noises. Un jour, Cécile ayant appris qu’elle avait de nouveau battu ses sœurs, naïve, elle était venue pour la morigéner ! La vieille, ne supportant pas d’être critiquée, enlève son soulier et le lance à toute volée sur Cécile, la blessant au visage. Elle aurait continué à la frapper, si Thérèse, la sœur cadette, ne l’avait pas ceinturée, et stoppée dans son élan. Ce jour-là, ma mère décida de ne plus jamais mettre les pieds chez sa mère. Bien plus tard, j’avais 8 ou 10 ans, elle me raconta qu’une nuit elle avait rêvé qu’elle pardonnait à sa mère, et qu’elle se trouvait depuis lors soulagée et en paix. Toutefois, à la fin de sa vie, ma grand-mère est devenue adepte d’une secte chrétienne, et elle fut gentille avec les enfants qui lui restaient. Il ne faut jamais désespérer.

Thérèse était costaud. Elle aurait pu faire une carrière de sportive, mais il aurait fallu qu’elle soit soutenue, encouragée dans cette voie. Adolescente, elle eut d’autres choses à penser. Et puis « C’est l’amour… »

Je me souviens qu’elle courait vite, car elle faisait la course avec nous, les enfants, pieds nus, elle gagnait toujours !

Je crois qu’elle avait eu deux compagnons dans sa vie. L’un d’eux m’a raconté comment, un jour qu’ils se promenaient en voiture dans Wattreloos, ils entendent une femme qui crie. Thérèse dit à son mari : « Lucien, arrête la voiture ! » Lucien obtempère, Thérèse sort et entre rapidement dans la maison d’où viennent les cris. Elle sort en tirant une femme par les cheveux, et se met à corriger la marâtre. Elle ne pouvait plus supporter qu’on batte un enfant.

C’était Thérèse : petit, je l’adorais. Jeune fille, elle était venue un jour à la maison avec des noix fraîches, on avait mangé les noix tous ensemble en l’écoutant raconter ses aventures, je m’en souviens très précisément.

Plus tard, mariée avec Lucien, ça fumait tellement chez eux que, quand on ouvrait le vasistas de la salle de séjour, il donnait sur le petit jardin, la fumée s’échappait et on aurait dit qu’il y avait le feu dans la maison. Beaucoup plus tard, j’étais adolescent, j’ai revu Lucien, il ne fumait plus, et il avait beaucoup changé ! Il avait perdu son teint terreux et me semblait rajeuni, il était vraiment mieux ! Il est quand même mort peu après du cancer du fumeur. Et 20 ans plus tard, Thérèse aussi.

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Donc, j’avais deux grand-mères. Ma grand-mère paternelle habitait cour orange, qui donnait rue du Pile, juste à côté de l’école Paul Bert, l’école des filles. Cette cour était insalubre, il n’y avait pas de « tout à l’égout », bien sûr. Il y avait seulement derrière les petites maisons, un ruisseau qui servait pour l’évacuation des eaux usées. Ma grand-mère pissait debout, dans ce ruisseau, en écartant sa jupe. Ce jet d’urine qui giclait me fascinait quand j’étais petit. Tous les dimanches matin, je venais la voir, et elle me donnait mon dimanche : cinq centimes, au début, 20 centimes plus tard. J’allais tout de suite les dépenser chez Irène, l’épicerie à côté de la cour, et je me gavais de rouleaux de réglisse.

Ma grand-mère avait été élevée dans un bistrot, elle avait je ne sais plus combien de frères et sœurs. Je me souviens surtout d’une sœur qui s’appelait Marthe. Ma mère m’a raconté que Marthe était partie à Paris à 14 ans, pour suivre un homme. Il est apparu par la suite que cet homme était un proxénète. Elle est revenue à Roubaix, des années plus tard, avec une copine, et elles ont acheté ensemble un bistrot, rue Daguesseau : ce fut la dernière « maison de passe » à Roubaix. Elle a été tolérée, bien après le vote de la loi Marthe Richard3. Ma mère m’a raconté qu’elles vivaient en couple et qu’elles se disputaient beaucoup, une fois même à coups de revolver !

Quand j’étais petit, nous allions les voir avec mon père : c’était sa tante. Mais quand mes sœurs sont devenues adolescentes, ma mère disait que ce n’était plus convenable d’aller là avec de jeunes filles.

Un des amis de ma grand-mère m’impressionnait beaucoup quand j’étais enfant : c’était un homme grand, maigre, avec une pomme d’Adam très proéminente et très mobile, et un foulard, noué comme un cow-boy. Je l’appelais Pépère. Toute une partie de sa vie, il avait fraudé du tabac, et même des chevaux, sur la frontière entre France et Belgique4. Il était toujours assis près de la porte, dans la cuisine. Je revois cette cuisine avec les casseroles accrochées au mur, toutes en cuivre. Il ne parlait pas, ou très peu, et fumait une longue pipe en terre. Il était presque tout le temps là. Puis je ne l’ai plus vu. Un jour, je le rencontre dans ma rue, la rue Hoche, assis dans une charrette de repasseur de ciseaux, c’était son métier. Une autre fois, toujours dans la rue, je le rencontre, il était avec une femme. J’étais content de le revoir, je cours vers lui « Bonjours Pépère ! » La femme me regarde et dit brutalement : « C’est pas ton Pépère ! ». J’étais triste d’être ainsi rejeté et je ne comprenais pas. J’ai été raconter ça à ma mère qui me dit : « Ne t’en fais pas, c’est une jalouse ». Ce mot, je l’avais déjà entendu, mais je le comprenais pour la première fois.

J’ai moi-même connu la jalousie à cette époque : je suis tombé amoureux d’une petite fille, Dominique, qui en aimait un autre. Une autre petite fille, Monique, habitait en face de la maison. Elle, elle voulait bien jouer avec moi, mais elle ne m’intéressait pas du tout. Découverte du « Je t’aime, moi non plus » et de l’amour tragique.

 

Extrait de « Histoires lamentables et sordides de Roubaix », à paraître

Internet

1  À l’époque, Roubaix était une ville française, peuplée en grande partie par des immigrés belges, flamands et wallons.

La moitié de la rue D’Estain a disparu maintenant.

3  Loi n 46-685 du 3 avril 96 tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme.

Le quartier du Pile à Roubaix était connu pour être le repaire des fraudeurs, autrement dit, contrebandiers, essentiellement pour le trafic de tabac. Ils se servaient de chiens.

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