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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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29 mars 2023

Mon grand-père Louis

 Bernard M.

 logo_nos_aieuxEn contrepoint de ma grand-mère Cécile, il faut que je parle de mon grand-père Louis. Quel contraste entre eux deux ! Autant elle était volubile, autant, sans être taiseux, lui était spontanément pudique, réservé. Mami aimait parler de ses biens, lui, non, mais, plus qu’elle, il avait le sens du don, était capable d’être généreux même au-delà du cercle des proches. Il ne parlait pas de religion, n’était pas pratiquant, mais, plus qu’elle, il semble avoir gardé tout au long de sa vie une certaine foi discrète, tout intérieure. Il dirigeait sa petite usine avec rigueur, il était exigeant avec lui-même comme avec les autres, mais sûrement plus généreux que beaucoup de sa classe. C’était un patron social, au cœur orienté au centre gauche, sans doute assez proche de l’esprit des radicaux, il n’avait pas été effrayé par le Front populaire, pas plus que par l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir pour lequel il avait voté, je crois.

 Une châtaigne, disait ma grand-mère, rude à l’extérieur, mais tendre à l’intérieur.

 Il a survécu plusieurs années à ma grand-mère. Lorsque fut venue la grande vieillesse, la solitude au quotidien et la maladie, il montrait toujours aux autres un caractère égal et paisible, content de son sort, de ses petits bonheurs quotidiens, de son travail dans son jardin surtout, dont il avait su faire un pilier de sa vie, ne se plaignant jamais sauf à l’extrême fin.

 Il sut jouir de quelques derniers plaisirs. Avec quel bonheur, au Noël qui précéda son décès, il but une vieille bouteille d’un excellent Tokaï que mon père s’était procuré pour lui : « Exceptionnel, super-extra » disait-il, et il contemplait la merveilleuse liqueur dorée au fond de son verre, en humait le capiteux parfum, s’en délectait avec une intense concentration jusqu’à la dernière goutte.

 Après sa mort j’ai retrouvé pliés dans son portefeuille ces vers émouvants quoiqu’un peu bateaux de Lamartine :

 « Le livre de la vie est le livre suprême
Qu’on ne peut ni fermer ni rouvrir à son choix ;
On voudrait revenir à la page où l’on aime
Et la page où l’on meurt est déjà sous vos doigts. »

 J’avais beaucoup regretté de ne pas avoir pris le temps de faire parler Mamie Cécile devant un magnétophone, lui faire raconter des moments de sa jeunesse et de sa vie. Elle aurait été bonne cliente avec son goût pour le récit et sa volubilité. Et je suis sûr en outre qu’elle y aurait pris un grand plaisir. Et je m’étais promis en tout cas de faire parler mon grand-père.

 C’était plus difficile compte tenu de son caractère. Il a manifesté des résistances quand je lui ai demandé : oh, tu crois ? Qu’est-ce que j’aurais à dire ? Il n’y aurait rien de bien intéressant…

 J’ai choisi un biais pour amorcer la pompe. À cette époque, dans les années 1985-1986, je suivais un séminaire, animé par l’historien Jean-Louis Flandrin sur l’histoire de l’alimentation et de la cuisine. Et j’ai pris ce prétexte pour l’interroger. Ah, si c’était pour m’aider pour un travail que j’avais entrepris, oui, il allait se laisser faire…

 Et je me revois, dans ce bureau même où j’écris aujourd’hui, préparant mon magnétophone, lançant mes questions d’une voix d’abord hésitante puis plus assurée : « Donc Papi, j’aimerais t’interroger aujourd’hui sur la façon dont vous mangiez à la campagne dans ton enfance, parle-moi de vos repas quotidiens comme de vos repas de fête, de ce que tu aimais et de ce que tu aimais moins… » Lorsque, en 2002, le groupe d’écriture de l’APA auquel je participais a choisi comme thème pour l’année « Nos héritages », j’ai repensé à cette cassette, héritage immatériel, mais oh combien précieux, et j’en ai retranscrit une bonne partie dans le texte que j’ai alors produit. Et il me plait d’en donner ici quelques extraits, sans rien retoucher, en en gardant l’oralité, avec ses incorrections et ses répétitions, et, se faisant, je crois entendre encore ses mots, sa voix un peu rocailleuse, ses R qu’il roulait…

 « Le repas de midi, c’est le plus important, c’est là que l’on sert la soupe épaisse et le pain trempé, puis il y des légumes, des fruits de saison, le repas du soir, c’est à base de restes, on fait le fricot, et puis le matin au lever, c’est la soupe encore, mais la soupe claire, le bouillon à l’ail dans laquelle on casse un œuf… » 

 « La soupe le matin c’était au début. Après il y a eu le café. Mais le café d’abord c’était à midi, c’était pour les grandes occasions puis c’est devenu plus commun, on a commencé à prendre du café le matin. C’était aux alentours de la guerre de 14, c’est à partir de la guerre que tout a commencé à beaucoup changer… »

 « On mangeait à peu près pareil, les propriétaires et les métayers, la soupe toujours, sauf que chez les propriétaires on mettait plus de viande et puis il y avait des desserts, on faisait des croustades, des crêpes beaucoup, des gaufres aussi avec l’appareil qu’on pressait, c’était toujours fait à la maison, ça ne venait jamais de chez le pâtissier… »

 « On faisait aussi le lait braisé, le soir surtout, c’était du lait bouillant qu’on remuait avec une pointe de fer qu’on avait rougi dans le feu de la cheminée, ça donnait un petit goût spécial, comme un caramel, on prenait ça quand on était malade, comme un remède… »

 « La cuisine c’est la mère de famille qui la faisait, qui décidait des menus, la bonne était là pour les gros travaux, faire les lits, laver par terre, faire la vaisselle et puis pour aider à la cuisine, les épluchages, plumer les volailles, écorcher les lapins… »

 « J’aidais ma grand-mère à trier les haricots, on éliminait ceux qui étaient charançonnés. Pour nous on faisait le haricot, ça cuisait longtemps dans la cocotte avec un peu de salé ou de confit. Quand il y avait des invités, on le chargeait plus en viande, on mettait beaucoup de confit, de la saucisse, des couennes, et puis on le passait au four très chaud pour que ça gratine, là ça devenait le cassoulet… »

 « On chassait, mon père chassait beaucoup, moi je chassais aussi, mais ça c’était seulement saisonnier, il y avait surtout des lapins, il y avait des terriers dans toutes les propriétés, on allait “fureter” c’est-à-dire qu’on envoyait les furets pour faire sortir les lapins des terriers et on les attrapait dans des filets et puis on chassait au fusil aussi avec les chiens, il y avait beaucoup de gibier à ce moment-là, cailles, perdreaux, lièvres, et puis en hiver les bécasses, ça, c’était vraiment délicieux, des canards sauvages aussi qui se posaient parfois sur l’Agout… On revenait chargé comme des mules. Les métayers ne chassaient pas. Avant-guerre à Guitalens il n’y avait que quatre permis de chasse, le maire, le docteur, mon père et un autre propriétaire… »

 « Il y avait le poisson aussi, Madières était à côté de la rivière, il y avait beaucoup de poisson à l’époque dans l’Agout, on pêchait, on avait un petit vivier qui était deux mètres au-dessus de la rivière, il était alimenté par une petite source, on laissait les poissons dans des filets, il n’y avait qu’à retirer le filet, c’était de la petite friture, des goujons, rien n’est aussi bon que des goujons, on les étouffait dans du lait puis on les jetait dans une poêle d’huile brûlante, c’était délicieux, croustillant, on mangeait tout. Mais il y avait aussi des anguilles, des barbots, des chevaines, des carpes. Quand l’oncle Maurice de Saint-Julia venait, on faisait toujours du poisson, il n’avait pas une goutte d’eau là-haut, alors ils aimaient bien manger le poisson de la rivière… »

 « Pour recevoir, on faisait des rôtis, des canards, des poulets, on les faisait à la broche dans la cheminée, on les accompagnait de légumes fins, des pommes de terre sautées, des petits pois, selon ce qu’on avait. On faisait des salades aussi. Pour commencer, on mettait du potage, fait avec une vieille poule, pas de la soupe. Le vin c’était le vin de la propriété comme d’habitude sauf pour le dessert, là on servait du vin fin, c’était des mousseux qui venaient de Gaillac, c’était du vin sauvage, parfois les bouteilles éclataient ou quand on les débouchait ça se répandait partout. »

 « On faisait de la farine avec le maïs, on faisait le millat, c’était une espèce de bouillie compacte, on mettait ça avec les viandes en sauce, avec la daube. Après on le mettait à refroidir dans des assiettes creuses, ça durcissait, on le découpait en morceaux, on faisait toutes sortes de choses avec. On en découpait des lamelles qu’on trempait dans le jaune des œufs au plat, frais du matin, comme des mouillettes. Parfois aussi on le passait dans l’œuf avant de le faire revenir. On le mangeait en dessert aussi, on le passait à la poêle et on le sucrait ou on mettait de la confiture… oh que c’était bon ! »

 « Il y avait les repas de dépiquaison. Là ça se passait chez les métayers, c’étaient eux qui faisaient les repas. Déjà à Madières on n’était plus exploitants directement, il y avait un métayer sur place. Le repas souvent c’était d’abord la poule bouillie avec le vermicelle puis le haricot, puis le poulet rôti. On suivait la tournée de la machine, c’étaient des machines à vapeur d’abord puis il y a eu des machines au fuel, la machine faisait la tournée, elle restait un jour sur chaque métairie, on y allait quand c’était chez nous, le propriétaire allait surveiller c’était une longue journée… »

 « À Noël on faisait la dinde ou le chapon. Les chapons c’étaient énormes, quatre, cinq kilos. C’étaient ma grand-mère Honorine qui “chaponnait”, qui enlevait les testicules du coq, elle en tuait la moitié, pauvre femme, mais enfin, c’était le propriétaire qui faisait ça, pas les métayers, c’était une activité noble. Pour Noël on allait acheter des châtaignes du côté de Mazamet, à Aiguefonde. On faisait dorer les marrons à la graisse puis on en fourrait le chapon. On faisait des marrons glacés aussi… »

 Je garde un souvenir précieux de cette interview. Pour moi ce n’était qu’un premier pas et je comptais bien reprendre pour aborder d’autres sujets, ses études, sa vie professionnelle, sa rencontre avec ma grand-mère, l’enfance de mon père… Mes vacances chez lui se terminaient et lorsque je suis revenu l’été suivant, il avait beaucoup vieilli et mes tentatives pour relancer sont restées vaines : « Je suis fatigué… On verra… Peut-être demain… » Je n’ai pas voulu trop insister et il n’y a pas eu de demain…

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Mon grand-père au début des années 20 sur le perron de la maison familiale. Il est au premier rang, ma grand-mère est à droite au second rang. Ce pourrait être au moment de leurs fiançailles ou lors de premières rencontres entre les deux familles, car il y a là mes quatre arrière-grands-parents et même mon arrière-arrière-grand-mère, la dite Honorine, celle qui « chaponnait… Mon grand-père au début des années 20 sur le perron de la maison familiale. Il est au premier rang, ma grand-mère est à droite au second rang. Ce pourrait être au moment de leurs fiançailles ou lors de premières rencontres entre les deux familles, car il y a là mes quatre arrière-grands-parents et même mon arrière-arrière-grand-mère, la dite Honorine, celle qui “chaponnait…

 

 

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