Même sans mémoire, lisez !
Nadine P.
Il y a une semaine, rendez-vous au Service mémoire du CHU.
Un infirmier coordinateur fait le premier entretien. On se croirait dans une mise en abîme avec échanges programmés en vue d’une embauche, strates diverses du personnel qui nous reçoit, mais il n’en est rien. Il m’explique être en troisième année de médecine, pas médecin, mais presque. Sa formule.
Je viens me rassurer, je suis là pour qu’on me dise : mais non Mme P. tout va bien, c’est l’âge… Ce qui en soit n’est déjà pas une bonne nouvelle, mais je veux bien l’entendre, enfin, je crois.
Je ne sais pas si les études de médecine comprennent une option, seulement une option « psychologie du patient », mais je vais militer pour. À moins qu’elle ne soit enseignée qu’en quatrième année, ça doit être ça.
Entretien, question/réponse sur ma vie, le pourquoi de ma venue, les oublis repérés et au bout d’un quart d’heure, il me dit sans précaution : « Ce n’est pas bon, Alzheimer pas forcément, mais quelque chose d’approchant. »
Quel nom à l’enclume qui se rapproche de ma tête ? Elle va vite cette comète.
Souriant, il m’indique la salle d’attente pour voir la spécialiste.
Je suis restée là dix minutes ou une vie ?
Les enfants, comment je vais le dire à mes enfants ? Leur père au loin a déjà la maladie de Parkinson et moi je vais déserter le navire aussi ?
La spécialiste est accompagnée d’une stagiaire qui oscille la tête à chacune de mes réponses.
Les tests sont simples, mais je ne les réussis pas tous.
Rendez-vous programmé, IRM et autres examens à faire. Ce médecin semble cependant moins alarmiste alors je m’y accroche, tous les signes me parlent d’un meilleur avenir, je repars rassurée. Pourquoi s’en faire ?
Mon médecin traitant, elle, enfoncera le clou deux jours plus tard : elle n’est pas optimiste, elle dit que je compense apparemment depuis longtemps. Ils ont les formules assassines cette semaine. Elle veut qu’on avance les examens le plus tôt possible.
Mes jambes sont lourdes au sortir du rendez-vous. La première pensée qui me vient ce sont mes livres ! « Lisez, lisez, même si vous ne vous souvenez pas, ça vous aidera ! » J’avais entendu au CHU ces mots, mais je les avais laissés passer, ils ne me concernaient pas, pourtant ils étaient déjà bien là.
Lire sans retenir, lire sans savoir ce qu’on a lu quelques jours plus tard ?
Le lendemain j’ai pris deux grands sacs et j’y ai jeté les premiers ouvrages, les faciles, ceux qu’on a le moins de mal à extraire de sa bibliothèque pour les donner. Puis sont venus ceux qui se rebellent, surtout les premiers jours. Je patienterai, il y en a encore beaucoup.
20 kg, me dit l’homme de la recyclerie qui pèse tout ce qu’on leur donne. Je souris. Cette nouvelle me fait plaisir curieusement.
47 ans, 47 ans que je promenais de déménagement en déménagement les livres de San Antonio de mon père, seules reliques d’un héritage matériel.
J’ai demandé à mon fils aîné non pas l’autorisation de m’en séparer, je suis plus indépendante que ça, mais si ça l’intéressait de les récupérer pour mémoire d’un grand-père qu’il na jamais connu.
Non, ça ira !
Je ne lui dis rien d’autre, ni à son frère, ou vague allusion d’examens à faire.
Je veux alléger ma bibliothèque ou plutôt mon futur.
Je n’ose me questionner plus, plonger dans ce vide sidéral que peut être la perte de mémoire, la mienne. Cela ressemble-t-il à l’univers que je côtoyais lorsque je plongeais sans bouteille dans l’océan Indien au milieu des coraux et des poissons inconnus, les tortues géantes passant près de moi, indifférentes à ma présence ? Couleurs, sons, élément liquide et bonheur absolu, pourquoi me vient ce parallèle si lointain ?
Je plongerai ? Je lâcherai prise ?
Dans cette immensité qu’est mon cerveau étrange et étranger, ce nouvel inconnu ne m’offre pas encore de réponse.
Septembre ou octobre seront les prochains rendez-vous, les prochains tests liés à mon parcours, mon niveau d’études ou mon environnement familier. Je comprends en quelques mots que tout le monde n’a pas le même questionnaire. Normal ! Je mets à l’aise la spécialiste qui cherche les mots pour le dire. Tous ces mois devant moi, l’attente sera longue, elle est dorénavant la complice de la santé. Mais l’angoisse est la compagne de qui ?
La suite pour le pronostic est tardive, les médecins sont débordés, les rendez-vous de spécialistes rares. J’attendrai l’automne et, dans cette attente impuissante, je lirai, oui je lirai !