Ça commence quand ?
Catherine Bierling
Préparant une intervention sur Annie Ernaux, je relis « Mémoire de fille ». J’y trouve certaines similitudes avec mes expériences adolescentes, mais surtout d’énormes différences. Pas, ou si peu de violence dans tout ce que j’ai pu vivre à ce niveau. Une sexualité pudique, selon les critères de l’époque, mais curieuse et inséparable de mon être, de mon corps, de mon devenir.
De l’enfance jusqu’à la vieillesse, on passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Le corps adolescent avait des demandes impérieuses qu’on avait peine à comprendre, à interpréter et qu’on habillait de beaux sentiments amoureux pour mieux les accepter. Le corps adulte vivait ses différentes expériences avec plus ou moins de bonheur. Le corps vieillissant devient une épreuve parfois bien dure à supporter…
Mais la question qui m’est venue en réfléchissant à ce thème, c’est : mais ça commence quand ? La sexualité et l’affectivité et la manière dont on arrive (ou pas) à faire la jonction entre les deux ? Pour moi, aussi niaiseux que cela puisse paraître, c’est : grâce à l’amour de mon papa.
Quel âge ? Quatre ou cinq ans, tout au plus. Mon père fatigué, quand il est là le weekend, se couche un peu avant ma mère. Elle se lave les dents, s’enduit le visage d’une crème qui sent bon les fleurs, remonte le réveil, met le chat dehors et tourne la clé dans la serrure.
Je réclame alors cette toute petite plage de temps : « cinq minupes à papa ! » où j’ai le droit de me glisser dans le lit parental et de me blottir contre le corps tiède de mon papa. Il n’y a rien de sexuel ou d’incestueux là-dedans, mais un immense amour, sentiment de bien-être corporel et de sécurité. Je plonge mon regard dans ses yeux et j’y vois comme de petits poissons qui nagent à la surface de ses iris. Je dis : « Serre-moi fort comme tu m’aimes. » et il répond : « Je peux pas, je t’étoufferais. » Mon bonheur sans nom ne dure que quelques minutes jusqu’à ce que maman soit prête à aller au lit. Ce rituel, qui se répète tant que je suis toute petite, me donne la certitude que l’amour est beau, que c’est cela qu’il faudra rechercher dans ma vie future, la possibilité de s’abandonner dans les bras d’un être de sexe masculin en qui j’aurai confiance et qui ne me trahira pas.
Dire que la gent masculine a tenu toutes ses promesses à cet égard serait un énorme mensonge. Mais cette certitude m’a donné le courage de passer outre les chagrins, les déceptions, les déconvenues et les affronts, parce que j’ai toujours gardé la certitude qu’il doit bien exister quelque part des êtres aussi aimants que mon papa et que j’aimerais en retour de toute mon âme, de tout mon corps…
Quelle chance ! J’en ai rencontré quelques-uns.