961 heures à Beyrouth et 321 plats qui les accompagnent
Alice Bséréni
On s’attend à un livre de recettes, il n’en est rien. Entre chroniques de voyage, journal intime, aventure de grand reporter, tout est occasion pour Ryōko Sekiguchi, écrivaine japonaise vivant à Paris, de livrer réflexions philosophiques, analyses sociologiques et politiques, en observant l’art culinaire du Liban. Au cours de deux séjours d’une rare intensité entre 2018 et 2019, à la veille puis après la révolution, elle parvient à dresser un lexique de la vie beyrouthine et levantine étonnant.
961, c’est le nombre d’heures de son séjour. C’est aussi l’indicatif téléphonique du pays, y aurait-elle donc eu rendez-vous ? Elle tient un journal de bord de 321 courts récits, prétexte à un examen en profondeur, à la fois précis et débridé, complexe et simplifié, d’un tissu social, d’une histoire, d’usages et de culture, d’épreuves et de mémoires, qui continuent de jeter le pays à la une des drames contemporains.
Elle emprunte pour ce faire à la force signifiante et à la légèreté des notations d’Annie Ernaux (Le monde extérieur, Dedans dehors), et aux vertus démonstratives des faits divers tels qu’en use Marcel Cohen dans « Faits, 1 et 2 », en journaliste percutant. Le regard de l’auteure se fait téléobjectif d’un appareil photo sans concession dont la subjectivité délivre une lecture singulière à portée universelle. Fragments et regroupements thématiques sont pièces éparses d’un puzzle que le lecteur pourra reconstituer, touches impressionnistes empruntées à la palette d’un peintre où lire une vision d’ensemble picturale. Le « je » narratif se fait témoin d’une société complexe, d’une histoire ravagée, d’une mémoire éprouvée, entre des peuples trop souvent déchirés. Il offre aussi des ponts d’une culture à l’autre, des liens invisibles d’un continent à l’autre pour un livre voyage où l’anecdotique révèle le sens profond des choses. Les senteurs, les ingrédients se font syntagmes d’une culture et d’une histoire dont les lieux sont mémoire des guerres et des reconstructions, où la ville saturée de béton laisse filtrer l’arôme des roses et les touches de couleur des feuillages obstinés, des cuisines qui embaument l’intime comme les rues de la cité. Elle explore les quartiers dédiés à chaque communauté, surprend les silhouettes effacées des domestiques philippines asservies par la richesse du pays, ou celles du petit peuple besogneux, les rencontres et les langues qui se mêlent ou s’ignorent… Avec comme ciment les rites obstinés d’un art culinaire multimillénaire, qui se défend d’emprunts aux cultures voisines, composés d’ingrédients surprenants, de goûts et de couleurs, de texture et de consistance improbables qui valent carte d’identité.
Les drames contemporains qui parcourent le livre entrent en résonance avec l’œuvre scénique et littéraire fascinante de Wajdi Mouawad, les plus belles pages d’Amin Maalouf, ou celles de Mahmoud Darwich, poète palestinien. Dans Une mémoire pour l’oubli, le rituel du café du matin vaut corde de rappel dans le vacarme des bombes qui pleuvent sur la ville à l’été 1982. Le rituel culinaire se fait alors acte de résistance et processus de résilience pour ne pas sombrer. Où trouve-t-on cette force ? Ryōko insiste sur le mystère des kebbés, boulettes de céréales fourrées de divers ingrédients, qui ont la particularité de ménager une cavité interne qui les contient. Ce dispositif culinaire n’est pas sans rappeler les toutes premières tablettes d’argile, ancêtres de l’écriture, qui enfermaient en leur sein les calculis représentant le chiffre d’une transaction commerciale, invention de l’ancienne Phénicie dont le Liban reste, avec ses voisins proches, l’un des héritiers directs. Cette recette aux multiples délices se ferait-elle mémoire des tout premiers signes d’écriture inventés à Sumer ?
L’art culinaire syro-libanaise a largement franchi depuis mers et frontières, partagée par les nombreuses communautés du puzzle moyen-oriental, Syriens, Turcs, Arméniens, Perses, Palestiniens, Irakiens… et les multiples religions qui souvent se déchirent. Une seule est partagée par tous, le culte de la table. Il s’est diffusé partout dans le monde. Avec cet anecdotique fragmentaire se dessine le glossaire d’une équation politique complexe, locale comme transnationale. Ryōko nous emmène volontiers à Tokyo, Paris, Bamako ou Boston, puisant dans ses mémoires intimes et le vivier d’une vie riche de voyages, de rencontres et de liens puissants. L’intime et le singulier teintés de subjectivité et d’un parti pris de jouissance se font la loupe de lecture d’un monde en pleine mutation où la cuisine du Levant reste une valeur qui nous raccroche au berceau des origines. Il est aussi celui de ma famille paternelle alépine, considérée comme une pièce maîtresse de l’art culinaire moyen-oriental.
Bibliographie
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Ryōko Sekiguchi, 961 heures à Beyrouth et 321 plats qui les accompagnent, © P.O.L 2021
Internet
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Wikipédia | Ryōko Sekiguchi
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Wikipédia | Cuisine libanaise