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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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27 avril 2023

Mes grands-mères

 Hélène Paule Lussie

 logo_nos_aieuxMa grand-mère maternelle est la marque la plus intime, profonde et indéfinissable de ma vie. « Mamie », Suzanne de son prénom, est celle qui a sculpté l’arrière-plan de mon paysage mental, dans un sfumato bleuté comme une toile de la Renaissance. C’est elle qui m’a transmis toutes ces croyances qui étayent une culture familiale et une lignée de femmes, et dont il faut, plus tard, arriver à se libérer.

 Les souvenirs que j’ai d’elle sont principalement domestiques. J’étais « chez mamie », à l’intérieur, les mercredis dans le douillet cocon de son appartement de Lyon ou bien l’été, à la campagne, dans la petite maison en pierre nichée dans le virage. Avec ma grand-mère, le temps était structuré par celui des repas — le petit-déjeuner aux bols de chocolat au lait, le déjeuner, simple, mais toujours élaboré, le goûter pendant lequel rien ne nous était refusé, le dîner léger. Toute la matinée était une lente montée en puissance et en tension de la préparation du repas, et il me semble encore maintenant ressentir cette épaisseur qu’avaient les onze heures dans l’attente du coup de feu de midi. Quand « sonnait midi », par le gong sourd de son imposante horloge à balancier ou l’été par les cloches de l’église du village, tout était fin prêt : la toile cirée, nettoyée, les assiettes, disposées, le pain, tranché. Nous nous précipitions alors avec enthousiasme et gourmandise pour nous glisser à table.

 20230427gds-mem-hbajon_mes_grands_meres_bechamelCeinturée par un tablier impeccablement repassé, Suzanne était une grand-mère profondément nourricière, mais peu démonstrative et je devine aujourd’hui qu’au-delà du devoir de nous alimenter, les repas étaient pour elles sa manière de mettre une grosse cuillerée d’amour dans notre assiette. Le souvenir le plus vivace que je garde d’elle n’est pas archivé dans un album photo, il reste profondément vivant. Je le redécouvre en cuisine à chaque fois que j’entreprends de réaliser une béchamel. Cette sauce, c’est la trace la plus tangible de mon enfance comme de cette transmission générationnelle multiforme si difficile à identifier et à décrire. La béchamel est la porte d’entrée de mes premières années, c’est la douceur lactée de l’amour maternelle, mais poivrée, relevée par le fait que mamie n’est pas maman et que son regard est plus critique, ses comportements plus rigides et sa vision de ce qui se fait ou non, plus tranchée. Au-delà d’un chapitre entier de ma gastronomie familiale, il me semble aujourd’hui, lorsque je contemple le fond de ma casserole inox en attendant que la farine cuise, que « la sauce blanche », comme elle l’appelait, dit l’essentiel de la personne qu’était ma grand-mère. Comme une allégorie de son caractère, simple, enveloppant, mais pourtant complexe.

 La grosse noix de beurre découpée au jugé et déposée de biais, par la pointe du couteau, sur le fond de sa casserole à fleurs, dit pour moi ses origines modestes tout comme sa largesse. Puis la farine, qui fait « pouf » en tombant en tas, et le fouet, vif, qui mélange le tout d’un geste nerveux, crient l’impétuosité de son caractère, qu’elle tentait pourtant à toute force de dissimuler. La pâte ainsi obtenue, qui roussit déjà au fond de la casserole et qu’il faut savoir laisser cuire sans attacher, témoigne de sa maîtrise des choses matérielles, de son perfectionnisme, dirions-nous aujourd’hui. Ce n’est alors plus le moment de jouer, de crier, d’interrompre, car c’est là que tout se joue ! Trente ans plus tard, quand je suis dérangée à cet instant précis, je dis les mêmes mots agacés, moi aussi, et je souris en me sentant appartenir, par mimétisme, à quelque chose de plus grand que moi. Enfin, le lait à portée de main, qu’il faut verser par petites giclées précautionneuses tout en remuant, m’évoque la maîtrise de soi auquel elle s’astreignait, certainement accentuée par ses premières mésaventures. La sauce se lie, on dirait une crème, la bonne odeur se répand. Elle assaisonne, râpant précautionneusement une noix de muscade, salant et poivrant sans retenue.

 Si aujourd’hui je m’enorgueillis de pratiquer une « cuisine de grand-mère », avec un penchant pour les gratins, les mijotés, les plats en sauce, c’est peut-être par goût, par éducation ou par habitude. Cuisine de lignée. Mais c’est sans aucun doute également pour faire revivre un peu de ma grand-mère et pour, l’espace d’un repas, ne plus m’en sentir tout à fait séparée.

 *

 Mon autre figure grand-maternelle, c’est Lucienne. Lucienne c’est l’opposée d’une grand-mère comme on se l’imagine, car elle reste éternellement jeune sur les quelques photos jaunies qui sont parvenues jusqu’à nous. Décédée si jeune que ses enfants l’ont à peine connue, je ne sais d’elle que ce que les autres en disent. Perpétuelle inconnue, figure mystérieuse, c’est un véritable « fantôme » familial qui hante nos subconscients et suscite nos fantasmes, dont la mort d’un cancer à 42 ans semble être ce à quoi elle se résume. L’évocation de son prénom semble toujours nimbée de « regrets éternels ». Son absence a creusé des sillons d’abandon dans les vies de ses enfants et par écho générationnel, dans celle de ses petits-enfants.

 Lucienne, c’est également une figure exotique, car née à Oran de parents basques et andalous… Pour moi, c’est l’ailleurs, l’altérité, et elle incarne ce soleil de Méditerranée qui me bouleverse tellement dans les premières nouvelles de Camus. C’est l’invitation au voyage.

 20230427gds-mem-hbajon_mes_grands_meres_cuisineQui est-elle, cette grand-mère Lucienne ? Grand point d’interrogation dans le paysage mental familial, elle n’est plus aujourd’hui que par quelques anecdotes, par le rituel d’initiation qui a été tissé autour d’un de ses plats fétiches, par son livre de recettes rédigé d’une belle graphie bleue et conservé comme un trésor. À part cela, elle n’est plus que par le récit, forcément biaisé, qu’en font les autres, ses enfants, sa sœur, ses parents éloignés et peut-être, surtout, dans le mutisme de mon grand-père.

 Mais qui était-elle, Lucienne ? Combien j’aimerais retrouver ses mots, son journal, quelque chose par le biais duquel elle se dise elle-même, dans sa vérité ! Cette absence de trace directe est comme une seconde perte, qui ne peut alors que nous inciter, individuellement, à écrire pour nous dire, car ce sera toujours mieux que ce qu’en diront les autres. Mais surtout son existence, réduite au récit flou de sa mort prématurée, reste pour moi une alerte, un avertissement permanent que nous pouvons mourir à chaque âge et ne jamais devoir vieillir.

 

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